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leurs plus secrètes passions, est exprimé dans ce style ; que dirai-je encore ? c’est doctement qu’elles se påment (Juvenal). » Elles citent Platon et saint Thomas pour des choses sur lesquelles le témoignage du premier venu suffirait aussi bien ; la doctrine, qui n’a pu pénétrer jusqu’à leur âme, est demeurée dans leur langue. Si celles qui sont convenablement élevées m’en croient, elles se contenteront de faire valoir les richesses naturelles qu’elles ont en propre. Elles cachent et dissimulent leurs beautés sous des beautés étrangères ; c’est une grande simplicité d’esprit que d’étouffer sa propre clarté, pour luire d’une lumière empruntée ; elles sont comme enterrées et ensevelies sous l’art auquel elles ont recours : « Elles ne sont que fard et parfum (Séneque) » ; c’est qu’elles ne se connaissent pas assez, le monde n’a rien de plus beau ; au rebours de ce qui est, c’est à elles à faire honneur aux arts, à donner de l’éclat au fard. De quoi ont-elles besoin ? de vivre aimées et honorées ; elles n’ont et n’en savent que trop pour réaliser ce but, pour lequel il ne faut qu’éveiller un peu et réchauffer les qualités qui sont en elles. Quand je les vois s’adonner à la rhétorique, à la science judiciaire, à la logique et autres drogueries semblables, si vaines et qui leur sont si inutiles, je me prends à craindre que ceux qui le leur conseillent, ne le fassent que pour avoir, sous ce prétexte, le droit de les régenter ; quelle autre excuse, en effet, puis-je leur trouver ? C’est assez que, sans nous, elles puissent faire exprimer à leurs regards si gracieux la gaité, la sévérité, la douceur ; accompagner un refus de rudesse, de doute, d’espérance ; qu’elles comprennent sans interprète les discours que leur tiennent leurs adorateurs ; cette science leur suffit pour qu’elles se fassent obéir à la baguette et gouvernent l’école et ceux qui y professent.

Si cependant elles étaient contrariées de nous céder sur un point quelconque et qu’elles veuillent aussi chercher des distractions dans les livres, la poésie est un passe-temps approprié à leurs besoins ; c’est un art folâtre et spirituel où tout est présenté travesti, où l’expression l’emporte sur la pensée, où dominent le désir de plaire et de faire de l’effet tout comme chez elles. L’histoire leur fournit aussi des sujets faits pour les intéresser. En philosophie, de ce qui sert à nous conduire dans la vie, elles prendront les indications qui les mettent à même de juger de nos humeurs et de nos caractères, de se défendre contre nos trahisons, de contenir les témérités de leurs propres désirs, de ménager leur liberté, de prolonger les plaisirs de la vie, de supporter humainement l’inconstance d’un amoureux, la rudesse d’un mari, l’importunité des ans et des rides et autres choses semblables. Voilà la limite extrême de ce que je leur concéderais dans l’étude des sciences.

Montaigne, de caractère ouvert et exubérant, s’isolait volontiers, soit par la pensée au milieu des foules, à la cour par exemple ; soit d’une manière effective chez lui, où on était affranchi de toutes les contraintes superflues que la civilité nous impose. — Il y a des natures par-