Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/147

Cette page n’a pas encore été corrigée

ter sur lui-même ; la lecture ajoutait à ses sujets de méditation ; il se plaisait aussi aux conversations sérieuses ; les entretiens frivoles étaient pour lui sans intérêt. — Méditer, pour qui sait se tâter et n’hésite pas à tirer parti de ses observations, est une étude de première utilité et qui s’étend à tout, et je préfère façonner mon âme que la meubler. Il n’y a pas d’occupation qui, selon la nature de notre âme, ait moins de valeur, ni qui en ait davantage, que de s’entretenir avec soi-même ; les plus grands esprits, « pour lesquels vivre c’est penser (Cicéron) », y ont consacré la meilleure partie de leur temps ; aussi la nature y a-t-elle attaché ce privilège, qu’il n’y a rien que nous ne puissions faire si longtemps, et qu’il n’est pas une chose à laquelle nous nous adonnions plus fréquemment et plus facilement. C’est l’occupation des dieux, dit Aristote, de laquelle naissent leur béatitude et la nôtre.

La lecture me sert surtout à me fournir de sujets qui me portent à réfléchir ; elle fait travailler mon jugement, mais non ma mémoire. Peu de conversations m’intéressent, dont l’objet n’est pas sérieux et ne prête pas à réfléchir ; cependant, je dois avouer que, par sa gentillesse et sa beauté, un sujet peut me retenir et me captiver autant, et même plus, que d’autres graves et sérieux ; mais sur tout autre, je ne prête qu’une attention superficielle à tout ce qui se dit autour de moi ; je sommeille et il m’arrive souvent dans les conversations de pure convenance, où il n’est question que de choses frivoles et sans importance, soit de répondre, comme si je sortais d’un songe, des bêtises ridicules qu’on n’admettrait même pas de la bouche d’un enfant, soit de garder un silence obstiné encoreplus sot et, de plus, impoli. J’ai une façon de rêverie qui fait que je me replie en moi-même ; d’autre part, je suis d’une ignorance puérile sur bien des choses que généralement tout le monde sait ; ces deux défauts m’ont valu qu’on peut raconter sur moi cinq ou six faits fort exacts, me dépeignant aussi niais que n’importe qui, quel qu’il soit.

Il était peu porté à se lier et apportait beaucoup de circonspection dans les rapports d’amitié qu’engendre la vie journalière ; mais, assoiffé d’amitié vraie, il se livrait sans restriction s’il venait à rencontrer quelqu’un répondant à son idéal. — Cette organisation si défectueuse que je viens de signaler, me rend difficile le choix de mes fréquentations, auxquelles il me faut apporter une grande circonspection, et fait que je suis peu propre à m’occuper des questions qui forment le fond de la vie courante. Nous vivons et faisons affaire avec le peuple ; si sa conversation nous importune, si nous dédaignons d’entrer en rapport avec les gens de condition infime et sans éducation (et ils ont souvent tout autant de bon sens que les plus clairvoyants), comme toute sagesse qui ne s’accommode pas des propos insignifiants qui se débitent communément manque son effet, il ne faut nous mêler ni de nos propres affaires, ni de celles d’autrui, puisque ce n’est qu’avec eux que se traitent les questions d’intérêt public comme