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Dieu qui nous l’a prescrite ; il doit en être de même de la chasteté. L’abstinence à laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en sommes affligés, et que m’imposent les coliques auxquelles je suis en butte, n’est ni de la chasteté, ni de la tempérance ; d’autre part, on ne saurait se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si on ne la voit, si on l’ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa beauté si attrayante ; connaissant l’une et l’autre, j’ai qualité pour en parler. Il me semble qu’en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des maladies et à des imperfections plus importunes qu’en la jeunesse ; je le disais déjà quand j’étais jeune, on m’objectait alors que je n’avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment ; je le dis encore aujourd’hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. À ce point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs chagrines et le dégoût qui s’est emparé de nous ; la vérité, c’est nous n’avons pas tant renoncé au vice que nous n’en avons changé, et, à mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et caduque, un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable, de la superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous n’en avons plus l’usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu’il me paraît, de plus grandes dispositions à l’envie, à l’injustice et à la malignité ; nous lui devons plus encore de rides à l’esprit qu’au visage, et on ne voit pas d’âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant, ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme grandit et décroît dans toutes ses parties à la fois. À voir la sagesse de Socrate et certaines particularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu’il s’y est prêté quelque peu de lui-même ; rompant avec ses principes, il a, à dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans, il se sentait exposé à voir, d’un moment à l’autre, les allures si riches de son esprit s’engourdir, et sa lucidité habituelle s’affaiblir. Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez des personnes de ma connaissance ? C’est une maladie puissante qui s’infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en apercevions ; il faut beaucoup s’y être préparé et prendre de grandes précautions pour éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au moins en retarder les progrès. Je sens que, malgré toute la résistance que je lui oppose, elle gagne peu à peu sur moi ; je lutte autant que je puis, mais sans savoir jusqu’où je finirai par être entraîné. Quoi qu’il advienne, je suis satisfait qu’on sache de quelle hauteur je serai tombé.