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au moins, quand elles sont à peu près au calme et dans leur assiette naturelle.

Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trompent en croyant y arriver ; ils ne parviennent à changer que l’apparence. — Les penchants naturels se développent et se fortifient par l’éducation, mais ne se modifient guère ni ne se surmontent. De mon temps, mille natures ont dévié soit vers la vertu, soit vers le vice, malgré un système d’éducation qui eût du produire un résultat opposé : « Ainsi les bêtes fauves déshabituées de leurs forêts, semblant s’être adoucies en captivité, dépouillant leur mine farouche, souffrent enfin l’empire de l’homme ; mais si, d’aventure, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille, leur gosier en est altéré, elles brulent de s’en assouvir ; et c’est à peine si, dans leur fureur, elles se retiennent de déchirer leur maître påle de frayeur (Lucain). » On ne déracine pas des qualités originelles, on n’arrive qu’à les dissimuler, à les cacher. Ainsi, la langue latine est comme ma langue maternelle, je la comprends mieux que le français ; mais il y a quarante ans que je ne m’en suis plus du tout servi pour parler et guère pour écrire ; cependant quand de très fortes émotions se sont emparées subitement de moi, ce qui m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie, dont l’une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du fond du cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour par la force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à l’écart ; et de cela, on cite bien d’autres exemples.

Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre époque en modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que l’apparence a de vicieux, mais non le fond des choses qui demeure, si même il ne s’aggrave. L’aggravation est à craindre, parce que ces modifications ne portant que sur des questions de forme, laissées à l’appréciation de chacun[1], coûtant moins à pratiquer et nous faisant valoir davantage, font qu’on s’abstient de tout autre changement susceptible de concourir à notre amélioration et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché, nous abandonner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous recélons à l’état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la réalité il n’est personne, s’il s’examine, qui ne découvre en soi une disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui résiste aux effets de l’éducation et aux assauts de toutes les passions contraires à ce penchant dominant. — Pour moi, je n’éprouve guère de ces secousses ; je suis presque toujours dans mon assiette naturelle, comme il arrive des corps massifs qui ont du poids ; si je ne suis pas en possession de moi-même, je suis toujours bien près d’y être. Mes écarts ne sont jamais considérables, n’ont rien d’excessif ni d’étrange, et mes retours en moi-même sont toujours sérieux et sincères.

Les hommes en général, même dans leur repentir, ne

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