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Ceux qui mènent une existence retirée du monde ont en cela à satisfaire, quoi qu’on en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi tendus sinon plus, que ceux qui vivent autrement ; et les simples particuliers, dit Aristote, pratiquent la vertu dans des conditions plus difficiles et plus hautes que ne font ceux qui remplissent des charges publiques ; c’est par le désir d’arriver à la gloire, plus que par conscience, que nous recherchons les situations élevées. — Le moyen le plus prompt d’acquérir de la gloire devrait être de faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Le courage même d’Alexandre me semble représenter sur le théâtre où il s’est exercé, une somme d’énergie notablement inférieure à celle qu’il a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus dans le milieu peu élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément Socrate à la place d’Alexandre, je ne puis m’imaginer Alexandre à la place de Socrate ; demandez à celui-là ce qu’il sait faire, il vous dira : Subjuguer le monde » ; posez la même question à celui-ci, il vous dira : « Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a faites la nature » ; science bien plus vaste, plus lourde et qui a plus sa raison d’être.

La grandeur d’âme se manifeste surtout chez les hommes de condition sociale médiocre. — Le mérite de l’âme n’est pas de s’élever haut, mais d’aller d’une façon ordonnée ; sa grandeur ne se manifeste pas dans la grandeur, mais dans la médiocrité. Ceux qui scrutent ce qui est en dedans de nous et nous jugent d’après ce qu’ils y constatent, ne tiennent pas grand compte de la lueur que peuvent répandre les actes de notre vie publique ; ils voient que ce ne sont que de minces filets d’eau, émergeant en gouttelettes d’un fond en somme limoneux et épais ; quant à ceux qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui s’aperçoivent de dehors, ils concluent qu’intérieurement nous sommes tels ; ils ne peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux leurs qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les étonnent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C’est ainsi que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines, un visage affreux, une taille démesurée que notre imagination conçoit tels, d’après le bruit qui s’est fait autour de son nom ? Qui m’eut jadis montré Érasme, m’aurait difficilement empêché de voir autre chose que des maximes et des sentences dans tout ce qu’il disait à son domestique et à son hôtesse. Nous nous représentons bien plus un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme, qu’un premier président vénérable par son maintien et ses capacités ; il nous semble que de ces trônes si haut placés, on ne s’abaisse pas à daigner vivre. Les âmes vicieuses sont souvent incitées à bien faire par quelque cause étrangère ; réciproquement, les âmes vertueuses sont parfois sollicitées au mal ; il ne faut donc, par suite, les juger que lorsqu’elles sont dans leur état normal, quand elles sont chez elles, s’il leur arrive quelquefois d’y être, ou,