Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/123

Cette page n’a pas encore été corrigée

blable à ceux auxquels tous les jours je vois, pour leur faire honneur, attribuer cette qualification : « Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui (Séneque). » — Certains de mes amis ont, parfois, entrepris de me chapitrer et de me censurer en toute sincérité, soit de leur propre mouvement, soit sollicités par moi, parce que c’est là un service qui, pour une âme bien faite, surpasse comme bon procédé, aussi bien qu’en utilité, tous ceux que l’amitié peut nous rendre. Tout en faisant à ces critiques l’accueil le plus courtois et le plus reconnaissant, je puis dire aujourd’hui en conscience que j’ai souvent constaté si peu de justesse dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu’il ne s’en est pas fallu de beaucoup qu’en m’y prenant à leur manière, je ne fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers, dont les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons besoin d’avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce qu’il apprécie. Pour juger des miens, j’ai des lois et une cour de justice qui me sont propres, et c’est à elles que j’ai le plus souvent recours ; je modifie bien mes actions suivant le jugement d’autrui, mais c’est uniquement d’après moi que je les juge. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si vous avez des idées religieuses ; les autres ne vous voient pas, ils vous devinent d’après des conjectures incertaines ; ce n’est pas tant votre naturel qu’ils aperçoivent que l’apparence que, par l’effet de l’art, vous êtes arrivé à vous donner ; ne vous en rapportez donc pas à leur sentence, tenez-vous-en à la vôtre : « Usez de votre propre jugement… Le témoignage qu’en vous-mêmes se rendent le vice et la vertu est d’un grand poids ; en dehors de lui, tout le reste n’est rien (Cicéron). »

Le repentir est, dit-on, la suite inévitable d’une faute ; cela n’est pas exact pour les vices enracinés en nous. — On dit que le repentir suit de près la faute, cela ne semble pas s’appliquer à celle montée à un si haut diapason, qu’elle a fait élection de domicile en nous au point d’y être comme chez elle. On peut désavouer et renier les vices qui ne sont qu’accidentels et vers lesquels la passion nous a une fois entraînés ; mais ceux qui, à la suite d’une longue habitude, se sont enracinés et ancrés par l’effet d’une volonté forte et persistante, ne sont pas sujets à résipiscence. Le repentir n’est autre qu’un dédit de notre volonté, une révolte qui nous passe par l’esprit, une contradiction avec nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens ; il amène l’un à désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence des temps passés « Que n’avais-je autrefois l’expérience que j’ai aujourd’hui ; et que mes joues n’ont-elles conservé le duvet de la jeunesse (Horace) ! »

La vie extérieure d’un homme n’est pas sa vie réelle ; il n’est lui-même que dans sa vie intérieure. — C’est une existence exquise que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se dé-