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mur sans avoir de pierres, ou entreprendre toute autre chose du même genre, que d’écrire un livre sans la science et le talent[1] voulus ? C’est l’art qui permet d’adapter la musique aux idées que l’on veut rendre ; les miennes ne procèdent que du hasard. J’ai du moins pour moi ceci de conforme à la règle, c’est que personne n’a traité un sujet, le possédant avec plus de connaissance que je n’ai de celui qui m’occupe ; je suis à cet égard plus savant que qui que ce soit ; en second lieu, jamais personne ne l’a scruté davantage, n’en a plus analysé les diverses parties et les conséquences qui en découlent, et n’a une idée plus exacte et plus complète du but qu’il se prepose. Pour mener à bien ce travail, je n’ai besoin que de sincérité, et cette qualité-là s’y trouve aussi réelle, aussi pure qu’il se peut. Je dis la vérité, non pas aussi nette que je voudrais, mais que je l’ose, et j’ose un peu plus au fur et à mesure que je vieillis, parce que j’ai remarqué qu’aux gens avancés en âge on concède une plus grande liberté de bavarder et de s’étendre complaisamment sur ce qui les touche. Ici, il n’y a pas à craindre, ce qui arrive souvent, que l’artisan et le travail qu’il produit soient en contradiction, et qu’on vienne dire « Comment se peut-il qu’un homme qui cause si bien, ait écrit un ouvrage aussi sot ? » ou encore : « Comment cet ouvrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un homme qui a une si faible conversation ? » Quand la société de quelqu’un est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c’est que la capacité qu’il y montre, provient d’une source à laquelle il l’emprunte et n’est pas de son cru. Un savant n’est pas savant en toutes choses, mais l’homme capable, l’est en tout, jusque dans son ignorance. Mon livre et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair ; ailleurs, on peut apprécier ou ne pas apprécier l’ouvrage et avoir une idée autre sur l’auteur ; tel n’est pas ici le cas, le jugement porté sur l’un s’applique à l’autre. Celui qui jugera sans se rendre compte, se fera plus de tort qu’à moi ; celui qui jugera en connaissance de cause, aura pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je serai plus heureux que je ne le mérite, si j’arrive à me concilier suffisamment l’approbation publique pour que les gens qui ont du bon sens, veuillent bien admettre que j’eusse été capable de tirer profit de la science si j’en avais eu, et qu’il est regrettable que ma mémoire ne m’ait pas mieux servi.

Expliquons ici ce que je répète souvent que je ne me repens que rarement et que ma conscience se contente de son propre témoignage, non comme si j’avais la conscience d’un ange ou d’une bête, mais comme fait une conscience humaine ; à quoi j’ajouterai cette redite continuelle qui n’est pas chez moi un vain étalage de mots, mais un acte de soumission complète et absolue : « Ce que je dis, est le fait de quelqu’un qui ne sait pas et qui s’enquiert ; et, comme conclusion, je m’en remets purement et simplement aux croyances universellement admises et qui nous ont été légitimement transmises. » Je n’enseigne pas, je raconte.

Tout vice laisse dans l’âme une plaie qui la tourmente

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