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quelle hauteur ne plaçait-il pas ce qu’il considérait comme son devoir personnel, lui qui ne tua jamais un homme qu’il avait vaincu ; qui, même dans le but au plus haut point estimable de rendre la liberté à son pays, se faisait conscience de tuer, en dehors des formes de la justice, un tyran ou ses complices ; qui jugeait méchant, si bon citoyen qu’il fût, celui qui, dans une bataille, n’épargnait dans les rangs ennemis ni son ami, ni son hôte ! Voilà une âme richement composée : dans l’accomplissement des actes les plus rudes et les plus violents de l’humanité, il demeurait bon et humain, et cela dans les conditions les plus délicates que conçoive l’enseignement de la philosophie. Ce courage si grand, si manifeste, si opiniâtre contre la douleur, la mort, la pauvreté, est-ce à la nature ou à l’art qu’il devait de l’avoir attendri au point d’en être arrivé à cette extrême douceur et à cette bonté qui s’étaient incarnées en lui ? Horrible sous le fer et le sang qui le couvrent, il va fracassant, rompant une nation invincible pour tous, sauf pour lui, et, au milieu des plus effroyables mêlées, se détourne s’il se trouve en présence d’un hôte ou d’un ami ! En vérité, celui-là commandait bien à la guerre, qui avait su lui imposer sa bonté, comme un frein qu’elle subissait même aux plus forts moments du combat, alors qu’elle était dans toute sa surexcitation, écumant de fureur et de meurtre. C’est miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque image de la justice, et à la rigueur de principes d’Epaminondas appartient seul d’avoir pu y associer la douceur et la pratique des inceurs les plus tolérantes, l’innocence dans toute sa pureté. Là où l’un dit aux Mamertins « que les traités n’ont plus cours, quand on est en armes » ; un autre, à un tribun du peuple, « que le temps de la justice et celui de la guerre sont deux » ; un troisième, « que le bruit des armes l’empêche d’entendre la voix des lois » , Epaminondas entendait même celle de la civilité et de la simple courtoisie. N’avait-il pas été jusqu’à emprunter à ses ennemis l’usage de sacrifier aux Muses en marchant au combat pour atténuer, par la douceur et la gaîté qu’elles répandent, la furie et la rudesse du guerrier ? N’hésitons donc pas à penser après un si grand modèle que, même contre un ennemi, tout n’est pas permis ; que l’intérêt général n’est pas autorisé à tout revendiquer au mépris des intérêts privés : « Le souvenir du droit privé subsiste au milieu des dissensions publiques (Tite Live) » ; « Il n’y a pas de puissance qui puisse nous faire enfreindre les droits de l’amitié (Ovide) » ; disons-nous qu’il y a des choses interdites à un homme de bien qui sert son roi, ou la cause de l’ordre et des lois, « car la patrie n’étouffe pas tous les devoirs, et il lui importe d’avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents (Cicéron) ». C’est là une éducation à répandre à notre époque. Nous n’avons que faire de principes exclusifs ; c’est assez que nos épaules soient bardées de fer sans que nos âmes le soient ; c’est assez de tremper nos plumes dans l’encre, sans encore que nous les trempions dans le sang. Si c’est le comble du courage, l’effet d’une vertu particulièrement rare