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la direction de notre navire ; la protection divine est notre dernière ancre de salut. Quelle nécessité justifie davantage qu’il s’adresse à elle ? Est-il quelque chose à quoi un prince puisse moins consentir, qu’à ce qu’il ne peut faire qu’aux dépens de sa foi et de son honneur qui, dans certaines circonstances, doivent lui être plus chers que son propre salut,[1] oui assurément, et même que le salut de son peuple ? Quand, les bras croisés, il appellerait simplement Dieu à son aide, n’a-t-il pas à espérer que la bonté divine ne lui refusera pas, à lui dont la cause est juste et bonne, la faveur d’un appui auquel tout est possible ? Ce sont là de dangereux exemples qui sont des dérogations rares et malsaines aux règles naturelles ; il faut y céder, mais avec une grande modération et beaucoup de circonspection ; nul intérêt privé ne mérite que nous fassions à notre conscience une pareille violence, qui dans l’intérêt public est admissible, lorsque l’utilité en est bien apparente et qu’elle est d’importance capitale.

Comment le sénat de Corinthe s’en remit à la fortune du jugement qu’il avait à porter sur Timoléon, qui venait de tuer son propre frère. — Timoléon se préserva de la réprobation que son acte étrange était susceptible de soulever contre lui par les larmes abondantes que lui fit répandre la pensée constante que c’était lui, son frère, qui avait tué le tyran ; et c’est justice si sa conscience a souffert de ce qu’il avait été dans l’absolue nécessité de sacrifier à l’intérêt public sa rectitude de mœurs. Le sénat lui-même, qu’il avait ainsi délivré, n’osa se prononcer nettement sur un fait de cette importance et se trouva hésitant entre ces deux considérations, toutes deux d’un si grand poids. Les Syracusains vinrent fort à propos, à ce moment, solliciter des Corinthiens leur protection et l’envoi d’un chef capable de rendre à leur ville son ancienne splendeur et de purger la Sicile de l’oppression de plusieurs petits tyrans. Le sénat leur envoya Timoléon, en prenant avec lui-même cet arrangement de nouvelle sorte : Selon qu’il s’acquitterait bien ou mal de la mission qu’on lui confiait, l’arrêt que ce corps politique avait à rendre, qui serait, ou favorable ne considérant en lui que le libérateur de son pays, ou défavorable ne l’envisageant que comme le meurtrier de son frère. Cette singulière conclusion s’explique par le danger résultant d’un semblable exemple et la gravité d’un acte si en dehors de ce qui se voit d’ordinaire ; les Corinthiens eurent raison de ne pas s’en rapporter à leur propre jugement et de faire intervenir, pour trancher la question, des considérations tirées d’un autre ordre de faits. La conduite de Timoléon dans cette mission éclaira rapidement sur ce qu’il fallait penser de lui tant il se comporta, sous tous rapports, avec dignité et vertu ; le bonheur avec lequel il se tira des grosses difficultés qu’il eut à surmonter dans sa tâche, sembla lui avoir été envoyé pour sa justification par les dieux conspirant en sa faveur.

Acte inexcusable du sénat romain revenant sur un traité qu’il avait ratifié. — Le but qui avait fait agir Timoléon l’ex-

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