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tamment tendu. ― À Rome, Métellus, n’écoutant que la voix de la vertu, seul de tous les sénateurs résistait aux violences du tribun du peuple Saturninus qui voulait à toute force faire passer en faveur des plébéiens une loi injuste. Ayant, de ce fait, encouru la peine capitale portée par ce tribun contre quiconque y ferait opposition, il tenait à ceux qui le conduisaient au lieu du supplice, des propos de cette nature : « Il est bien facile de mal faire et cela demande peu de courage ; faire le bien sans courir de risques, est chose vulgaire ; faire bien, alors qu’il y a danger à le faire, est le propre de l’homme vertueux. » Ces paroles nous peignent très clairement ce que je voulais établir que la vertu n’admet pas la facilité pour compagne ; et que cette voie aisée, commode, à pente douce sur laquelle nous sommes naturellement entraînés, n’est pas celle que suit la véritable vertu, son chemin à elle est ardu et épineux. Il lui faut la lutte, soit contre les difficultés qui naissent en dehors de nous comme dans le cas de Métellus vis-à-vis duquel la fortune s’est plu à interrompre les peines de la vie, soit contre les difficultés intimes produites en nous par nos appétits désordonnés et les imperfections de notre nature.

Dans les âmes touchant à la perfection, la vertu est facile à pratiquer parce qu’elle y est à l’état d’habitude. — Jusqu’ici ma thèse marche bien ; mais voilà que je m’aperçois qu’à ce compte, l’âme de Socrate, qui est pourtant la plus parfaite qui soit à ma connaissance, ne serait pas très recommandable ; car je ne puis concevoir qu’il ait jamais été en proie à des désirs condamnables ; étant donnée sa vertu, je n’imagine pas qu’il ait éprouvé de difficulté à la pratiquer et que, pour cela, il ait dû entrer en lutte avec lui-même. Sa raison était si grande et il avait un tel empire sur lui, qu’elle n’a jamais dû seulement laisser naître en lui le moindre appétit répréhensible ; sa vertu était si haute, que je ne puis supposer que rien de blâmable ait existé chez lui et je me la représente marchant constamment d’un pas victorieux et triomphant, solennel, sans embarras, sans que quoi que ce soit l’arrête ou la trouble. — Si, pour exister, la vertu a besoin de luttes contre les passions contraires, en conclurons-nous qu’elle ne peut se passer du concours du vice et qu’il lui est indispensable pour qu’elle obtienne le crédit et l’honneur en lesquels on la tient ? Que vaudrait alors cette brave et généreuse volupté que prône Épicure, qui a pour la vertu des sentiments maternels, qu’elle élève pour ainsi dire sur ses genoux, folâtrant avec elle, lui donnant pour jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort, les cachots ? — Si j’admets que la vertu parfaite se reconnaît dans la manière dont elle combat la douleur, dans la patience avec laquelle, sans en être émue, elle supporte les violences de la goutte ; si l’âpreté et la difficulté sont les conditions essentielles de son existence, qu’est-ce donc alors que cette vertu montée à un diapason tel, que non seulement elle méprise la souffrance, mais s’en réjouit et se délecte sous l’étreinte d’une violente colique ; cette vertu qui est celle