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vesquit depuis, ce fut tres-honnorablement, et comme il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage, combien elle auoit escoulé de vie par ses blessures.Voyla mes trois comtes tres-veritables, que ie trouue aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste, pour donner plaisir au commun et m’estonne que ceux qui s’addonnent à cela, ne s’auisent de choisir plustost dix mille tres-belles histoires, qui se rencontrent dans les liures, où ils auroyent moins de peine, et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir vn corps entier et s’entretenant, il ne faudroit qu’il fournist du sien que la liaison, comme la soudure d’vn autre metal : et pourroit entasser par ce moyen force veritables euenemens de toutes sortes, les disposant et diuersifiant, selon que la beauté de l’ouurage le requerroit, à peu pres comme Ouide a cousu et r’apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diuerses.En ce dernier couple, cela est encore digne d’estre consideré, que Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l’amour de son mary, et que son mary auoit autre-fois quitté aussi la mort pour l’amour d’elle. Il n’y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange : mais selon son humeur Stoïque, ie croy qu’il pensoit auoir autant faict pour elle, d’alonger sa vie en sa faueur, comme s’il fust mort pour elle. En l’vne des lettres, qu’il escrit à Lucilius ; apres qu’il luy a fait entendre, comme la fiebure l’ayant pris à Rome, il monta soudain en coche, pour s’en aller à vne sienne maison aux champs, contre l’opinion de sa femme, qui le vouloit arrester ; et qu’il luy auoit respondu, que la fiebure qu’il auoit, ce n’estoit pas fiebure du corps, mais du lieu il suit ainsin : Elle me laissa aller me recommandant fort ma santé. Or moy, qui scay que ie loge sa vie en la mienne, ie commence de pouruoir à moy, pour pouruoir à elle : le priuilege que ma vieillesse m’auoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le pers, quand il me souvient qu’en ce vieillard, il y en a vne ieune à qui ie profite. Puis que ie ne la puis ranger à m’aymer plus courageusement, elle me renge à m’aymer moy mesme plus curieusement car il faut prester quelque chose aux honnestes affections et par fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut r’appeler la vie, voire auec que tourment il faut arrester l’ame entre les dents, puis que la loy de viure aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plaist, mais autant qu’ils doiuent. Celuy qui