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poussa rudement, lui disant : « Tu veux que, moi, je te parle ; que je t’écoute, toi, dans les bras de qui Scribonianus a été tué, et qui vis encore ! » Ces paroles et d’autres indices donnèrent à penser à sa famille que, ne pouvant supporter les infortunes de son mari, elle songeait à attenter à ses jours. Thraséas, son gendre, la suppliant de renoncer à un tel dessein et lui disant à cet effet : « < Quoi, si j’étais dans le cas de Cecina, voudriez-vous donc que ma femme, qui est votre fille, en agisse ainsi ? » « Comment, si je le voudrais ! répondit-elle ; oui, oui, je le voudrais, si elle avait vécu avec toi aussi longtemps et en aussi bon accord que je l’ai fait avec mon mari ! » Ces réponses amenaient un redoublement dans la surveillance dont elle était l’objet, et faisaient qu’on suivait de très près tous ses mouvements. Un jour, qu’elle venait de dire à ceux qui la gardaient « Vous avez beau faire, vous pouvez me rendre la mort plus douloureuse, mais m’empêcher de mourir, cela n’est pas en votre pouvoir », s’élançant violemment d’une chaise sur laquelle elle était assise, elle alla donner, de toutes ses forces de la tête contre le mur voisin, se blessant grièvement et tombant évanouie sous la violence du coup : « Je vous disais bien, dit-elle après qu’à grand’peine on l’eut fait revenir à elle, que si vous m’empêchez de recourir, pour me tuer, à quelque procédé facile, j’en trouverai bien un autre, quelque difficile d’exécution qu’il soit. » — Voici comment finit cette femme d’un courage si admirable : Pætus son mari n’ayant pas, par lui-même, le cœur assez ferme pour se donner la mort à laquelle la cruauté de l’empereur l’obligeait, un jour, après bien d’autres, l’ayant tout d’abord catéchisé et pressé pour l’amener à assez de résolution pour adopter le conseil qu’elle voulait lui voir suivre, elle saisit le poignard qu’il portait et, le tirant de sa gaine et le tenant à la main, lui dit en manière de conclusion de ses exhortations : « Fais ainsi, Pætus » ; et, au même instant, elle s’en frappait d’un coup mortel dans la poitrine ; puis, arrachant l’arme de la plaie, elle exhalait son dernier soupir en prononçant cette noble et généreuse parole demeurée immortelle : « Pæte, non dolet » (Tiens, Pætus, cela ne fait point mal) ; n’ayant que le temps de dire ces trois mots de si belle signification. « Lorsque la chaste Arria eut présenté à son mari le fer qu’elle venait de retirer de son sein : Crois-moi, Pætus, dit-elle, le coup que je viens de me porter ne me fait point mal, je ne souffre que de celui que tu vas te donner à ton tour (Martial). » Les mots qu’elle a réellement prononcés, sont bien plus expressifs et d’une sublimité bien autrement grande, que la paraphrase qu’en donne le poète ; car la blessure et la mort de son mari, comme les siennes, n’étaient pas ce qui l’occupait ; elle-même les avait conseillées et en avait poursuivi l’exécution ; mais après avoir conçu ce dessein si élevé et si courageux, uniquement pour la commodité de son époux, au dernier instant de sa vie, c’est encore à lui seul qu’elle songe, cherchant à faire qu’il n’ait aucune appréhension à la suivre dans la mort. Pætus se frappa aussitôt de ce même poignard ; mais, à mon sens, il est