Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/674

Cette page n’a pas encore été corrigée

rudement auec ces parolles : Moy, dit-elle, que ie parle à toy, ny que ie t’escoute, à toy, au giron de laquelle Scribonianus fut tué, et tu vis encores ? Ces paroles, auec plusieurs autres signes, firent sentir à ses parents, qu’elle estoit pour se deffaire elle mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi Quoy ? si ie courois pareille fortune à celle de Cecinna, voudriez vous que ma femme vostre fille en fist de mesme ? Comment done ? si ie le voudrois, respondit-elle : ouy, ouy, ie le voudrois, si elle auoit vescu aussi long temps, et d’aussi bon accord auec toy, que i’ay faict auec mon mary. Ces responces augmentoient le soing, qu’on auoit d’elle, et faisoient qu’on regardoit de plus pres à ses deportemens. Vn iour apres auoir dict à ceux qui la gardoient, Vous auez beau faire, vous me pouuez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez : s’eslançant furieusement d’vne chaire, où elle estoit assise, elle s’alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine : duquel coup, estant cheute de son long esuanouye, et fort blessée apres qu’on l’eut à ioute peine faite reuenir : le vous disois bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me tuer, i’en choisirois quelque autre pour mal-aisée qu’elle fust. La fin d’vne si admirable vertu fut telle : Son mary Pætus, n’ayant pas le cœur assez ferme de soy-mesme, pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l’Empereur le rengeoit ; vn iour entre autres, apres auoir premierement employé les discours et enhortements, propres au conseil, qu’elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignart, que son mary portoit et le tenant traict en sa main, pour la conclusion de son exhortation ; Fais ainsi Pætus, luy dit-elle. Et en mesme instant, s’en estant donné vn coup mortel dans l’estomach, et puis l’arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quant et quant sa vie auec cette noble, genereuse, et immortelle parole, Pæte non dolet. Elle n’eust loisir que de dire ces trois parolles d’vne si belle substance ; Tien Pætus, il ne m’a point faict mal.

Casta suo gladium cum traderet Arria Pato,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis :
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit,
Sed quod tu facies, id mihi Pæte dolet.

Il est bien plus vif en son naturel, et d’vn sens plus riche : car et la playe, et la mort de son mary, et les siennes, tant s’en faut qu’elles luy poisassent, qu’elle en auoit esté la conseillere et promotrice : mais ayant fait cette haulte et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu’à luy, encore au dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte de la suiure en mourant. Pætus se frappa tout soudain, de ce mesme