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les aiment que parce qu’ils sont morts. Leur vie durant, c’était une ébullition continue ; ils sont trépassés, elles sont tout amour et affabilité. De même que les pères dissimulent l’affection qu’ils ont pour leurs enfants, elles dissimulent volontiers elles aussi la leur à l’égard de leurs maris, pour commander le respect imposé par les lois de la bienséance. Un tel mystère n’est pas de mon goût ; elles ont beau laisser leurs chevelures flotter en désordre, s’égratigner, je vais à l’oreille d’une femme de chambre, d’un secrétaire et leur demande : « Quelle était la nature de leurs rapports ? comment vivaient-ils ensemble ? » J’ai toujours présent à la mémoire ce bon mot : « Celles qui ont le moins de chagrin, pleurent avec le plus d’ostentation (Tacite) » ; leur air maussade est odieux aux vivants et bien inutile aux morts. Nous permettrions volontiers de rire quand nous ne sommes plus, pourvu qu’on nous sourie un peu pendant notre vie. N’y a-t-il pas de quoi ressusciter de dépit si celle qui, lorsque je vivais, m’aura craché au nez, vient m’embrasser les pieds quand je ne suis plus ? S’il y a quelque honneur à pleurer un mari, il n’appartient qu’à celles qui leur ont souri. Celles qui, près d’eux, ont passé leur temps à gémir, peuvent rire maintenant qu’ils sont morts ; qu’elles se montrent donc extérieurement telles qu’elles sont au dedans d’elles-mêmes. Aussi, ne vous en laissez pas imposer par ces yeux humides et cette voix plaintive ; considérez cette attitude, ce teint et ces joues pleines sous ces longs voiles, voilà qui parle avec sincérité ; il en est peu dont la santé, en pareille occurrence, n’aille s’améliorant, et c’est là un indice qui ne saurait mentir. Cette contenance de circonstance ne vise pas tant le passé que l’avenir ; elle a plus pour objet d’acquérir que de payer. Dans mon enfance, une honnête et très belle dame qui vit encore, veuve d’un prince, avait, dans sa parure, je ne sais quoi de plus que ne comportent les lois qui, à notre époque, règlent les questions de veuvage ; à ceux qui le lui reprochaient, elle répondait « C’est parce que je ne recherche plus de nouvelles conquêtes, et n’ai pas la volonté de me remarier. »

Cependant, dans l’antiquité, il en relève trois qui voulurent partager le sort de leurs maris se donnant la mort. — Pour n’aller en rien à l’encontre de mes habitudes, j’ai fait ici choix de trois femmes qui, bien qu’elles aient laissé éclater leur bonté et leur affection pour leurs maris au moment de leur mort, n’en sont pas moins des exemples qui diffèrent quelque peu les uns des autres et si concluants, qu’on peut en déduire hardiment ce qu’elles ont été durant leur vie.

La première, citée par Pline le jeune, était une Italienne de naissance commune ; son dévouement. — Pline le jeune avait près d’une de ses propriétés d’Italie un voisin très gravement atteint d’ulcères aux parties que la décence commande de dérober à la vue. Sa femme, le voyant dépérir depuis très longtemps, le pria de lui permettre de voir de près et à loisir l’état de son mal et qu’elle lui dirait, plus franchement qu’aucun autre, ce qu’il avait à