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et l’opiniàtreté est sœur de la constance, au moins en vigueur et en fermeté.

C’est un tort de vouloir juger du possible et de l’impossible par ce dont nous sommes nous-mêmes capables. — Ainsi que je l’ai dit ailleurs, il ne faut pas juger de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, suivant qu’il nous semble que c’est croyable ou incroyable. C’est une grosse faute, je ne dis pas cela pour Bodin, en laquelle cependant tombent la plupart des hommes, de faire difficulté de croire que d’autres puissent savoir ou vouloir ce qu’euxmêmes ne savent pas ou ne veulent pas. On dirait que chacun est le modèle par excellence de la nature humaine, que tous les autres doivent se régler d’après lui, et que tout ce qui, en eux, n’est pas conforme à ce qu’il est lui-même, est ou feint ou faux. Lui proposet-on quelque chose qu’un autre ait fait ou imaginé : pour en juger, il se prend tout d’abord pour exemple ; ce qui se passe en lui, est la règle qui doit régir le monde ; quelle dangereuse et insupportable ânerie ! Quant à moi, je considère certains hommes, notamment de ceux qui ont vécu dans l’antiquité, comme m’étant bien supérieurs ; et, quoique je reconnaisse nettement mon impuissance à les suivre même de très loin, je ne les perds pas de vue ; j’ai la compréhension des ressorts qui les élèvent ainsi au-dessus du vulgaire, bien que n’en retrouvant aucunement trace en moi ; j’en agis du reste de même vis-à-vis des esprits les plus bas, dont je ne m’étonne pas, et aux idées desquels, de parti pris, je ne me refuse pas à croire. Je saisis bien la façon dont les premiers s’y sont pris pour émerger et j’admire leur grandeur ; je trouve très beaux ces élans de leur part et j’y applaudis ; si mes forces ne me permettent pas de les imiter, mon jugement du moins les étudie très volontiers.

L’autre exemple que donne Bodin à l’appui de son assertion que Plutarque avance « des faits incroyables et absolument du domaine de la fable » >, est qu’« Agésilas fut condamné à l’amende par les éphores, pour s’être gagné le cœur et la bonne volonté de ses concitoyens qui ne connaissaient plus que lui ». Je ne vois pas quel indice d’erreur la critique peut trouver là ; il est certain que ces choses devaient être beaucoup mieux connues de Plutarque qu’elles ne le sont de nous ; il n’était pas, au surplus, nouveau en Grèce de voir des hommes frappés et exilés, pour le seul fait de plaire par trop à leurs concitoyens ; l’ostracisme et le pétalisme en font foi.

La partialité de Plutarque en faveur des Grecs, au détriment des Romains, n’est pas mieux fondée. — Cette même méthode pour faciliter l’étude de l’histoire porte contre Plutarque une autre accusation qui me choque cet historien qui, dans les parallèles qu’il a établis, a appareillé avec la plus entière bonne foi, on le reconnait, les Romains entre eux, et les Grecs entre eux, n’aurait pas apporté la même impartialité quand il compare des Romains avec des Grecs. « < Par exemple, est-il dit, dans le rapprochement opéré entre Démosthène et Cicéron, Caton et Aristide, Sylla et Lysandre, Marcellus et Pélopidas, Pompée et Agésilas, les Grecs