Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/624

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i’estime qu’elles blessent le plus : car ie n’y employe communement, que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu’aux petites. Les petites me surprennent et le mal’heur veut, que depuis que vous estes dans le precipice, il n’importe, qui vous ayt donné le bransle vous allez tousiours iusques au fons. La cheute se presse, s’esmeut, et se haste d’elle mesme. Aux grandes occasions cela me paye, qu’elles sont si iustes, que chacun s’attend d’en voir naistre vne raisonnable cholere : ie me glorifie à tromper leur attente : ie me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en ceruelle, et menassent de m’emporter bien loing si ie les suiuoy. Ayséement ie me garde d’y entrer, et suis assez fort, si ie l’attens, pour repousser l’impulsion de cette passion, quelque violente cause qu’elle aye mais si elle me preoccupe, et saisit vne fois, elle m’emporte, quelque vaine cause qu’elle aye. Ie marchande ainsin auec ceux qui peuuent contester auec moy : Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict, i’en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s’engendre que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers l’vne de l’autre, et ne naissent en vn poinct. Donnons à chacune sa course, nous voyla tousiours en paix. Vtile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m’aduient il aussi, de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l’aage me rend les humeurs plus aigres, i’estudie à m’y opposer, et feray si ie puis que ie seray d’oresenauant d’autant moins chagrin et difficile, que i’auray plus d’excuse et d’inclination à l’estre : quoy que parcydeuant ie l’aye esté, entre ceux qui le sont le moins.Encore vn mot pour clorre ce pas. Aristote dit, que la colere sert par fois d’armes à la vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable : toutesfois ceux qui y contredisent, respondent plaisamment, que c’est vn’arme de nouuel vsage car nous remuons les autres armes, ceste cy nous remue nostre main ne la guide pas, c’est elle qui guide nostre main elle nous tient, nous ne la tenons pas.