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au lieu d’un innocent qu’on lui amenait, et il les fit mettre tous trois à mort l’un, parce qu’il y avait déjà arrêt prononcé contre lui ; l’autre, celui qui s’était égaré, parce qu’il était cause de la condamnation de son compagnon ; et le bourreau, parce qu’il n’avait pas obéi à l’ordre qui lui avait été donné.

Les femmes naturellement emportées deviennent furieuses par la contradiction ; le silence et la froideur les calment. — Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues, ont pu être à même d’éprouver à quel degré de rage on les amène quand, à leur exaspération, on oppose le silence et le sang-froid et qu’on dédaigne de fournir un aliment à leur colère. Célius l’orateur était d’un tempérament extraordinairement colère ; quelqu’un, de nature douce et conciliante, qui soupait avec lui, pour ne pas lui donner lieu de s’émouvoir, approuvait de parti pris tout ce qu’il disait et se rangeait à son avis. Célius, impatienté de ne pouvoir s’abandonner à son esprit de contradiction, s’écria : « Mais, pour Dieu, contredis-moi donc sur quelque chose et que nous soyons deux à discuter. » Les femmes sont de même ; elles se mettent en colère tout simplement pour avoir contre qui se disputer, à l’image de ce qui se passe quand elles se livrent à l’amour. — Phocion, qu’un homme interrompait par de violentes injures pendant qu’il parlait en public, se tut tout simplement, laissant à son interrupteur tout le loisir d’épancher sa colère ; quand il eut fini, Phocion, sans faire aucune allusion à l’incident, reprit son discours où il l’avait laissé. Un tel dédain est la plus mordante réplique qu’on puisse faire en pareille occurrence.

Pour cacher sa colère, il faut des efforts inouïs ; elle est moins terrible quand elle éclate librement. — Je dis souvent de l’homme le plus colère de France (la colère est toujours une imperfection, plus excusable cependant chez un homme de guerre que chez un autre parce que, dans ce métier, il y a des cas où l’on ne peut s’empêcher de s’y abandonner), que c’est l’homme que je connais qui a le plus de mérite à se contenir. Elle l’agite avec tant de furie et de violence, « semblable à l’eau qui, lorsque la flamme, pétillant d’un bois sec, s’allume à grand bruit sous un vase d’airain, soulevée par la chaleur, frémit, bouillonne, déborde en écumant, en méme temps qu’une noire vapeur s’élève dans les airs (Virgile) », qu’il faut qu’il se contraigne cruellement pour se modérer. Pour moi, je ne connais pas de passion que je puisse dissimuler au prix de tels efforts, et ne voudrais pas d’une sagesse acquise à si haut prix. Chez cet homme, ce ne sont pas tant ses écarts que je considère, que ce qu’il lui en coûte pour ne pas faire pis. — Un autre se vantait à moi de la régularité et de la douceur, effectivement très remarquables, de ses mœurs. Je lui répondis que se montrer constamment, envers tous, d’une humeur égale est une chose qui a bien son prix, notamment chez ceux qui, comme lui, sont en haute situation et sur lesquels se portent les regards de chacun ; mais qu’il importe surtout de se préoccuper de ce qui se passe en soi, de ce