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fait pour le mériter » ; puis il se mit à crier et à injurier bel et bien son maître, lui reprochant « qu’il n’agissait pas en philosophe, comme il se vantait de l’être ; qu’il lui avait souvent entendu dire que c’était mal de se mettre en colère, qu’il avait même écrit un livre là-dessus ; et qu’en le faisant si cruellement battre, alors qu’il était sous le coup de l’irritation, il démentait complètement ses écrits ». A cela, Plutarque, demeuré très calme, lui répondit froidement : « Comment, rustre, peux-tu juger qu’en ce moment je sois en colère ? Mon visage, ma voix, mon teint, ma parole, te donnent-ils quelque preuve que je sois ému ? Je ne crois avoir ni les yeux hagards, ni la figure bouleversée ; je ne pousse pas de vociférations. Est-ce que je suis rouge ? l’écume me vient-elle aux lèvres ? m’échappe-t-il des paroles que je puisse avoir à regretter ? est-ce que je tressaille ? ai-je des frémissements de courroux ? car, sachele, ce sont là les véritables signes de la colère. » Et se tournant vers celui qui fouettait : « Continue ta besogne, lui dit-il, tandis que nous discutons, cet individu et moi. » Telle est l’anecdote que conte Aulu-Gelle.

Archytas de Tarente, revenant d’une guerre où il avait exercé les fonctions de capitaine général, trouva sa maison fort mal tenue et ses terres en friche, par le fait de la mauvaise gestion de son régisseur. L’ayant fait appeler : « Ah ! lui dit-il, comme je t’étrillerais de bonne façon, si je n’étais en colère. » — Platon agit de même : fortement irrité contre un de ses esclaves, il chargea Speusippe de le châtier, s’excusant de ne pas le faire de sa propre main, parce qu’il était en courroux. — Le lacédémonien Charillus à un llote qui, effrontément, se montrait insolent à son égard : « Par les dieux, lui dit-il, si je n’étais en colère, je te tuerais sur l’heure ! »

Nous cherchons toujours à trouver et à faire trouver notre colère juste et raisonnable. — La colère est une passion qui se complaît à elle-même et se flatte. Combien de fois, ayant agi sous l’empire d’une erreur, nous irritons-nous de la vérité et de l’innocence quand on nous démontre que nous sommes dans notre tort, ou que l’on nous présente quelque bonne raison ? J’ai retenu à ce propos un exemple étonnant que nous fournit l’antiquité : Pison qui, en toutes autres circonstances, s’est montré d’une incontestable vertu, furieux contre un de ses soldats qui, parti avec un autre pour aller couper et faire sa provision de fourrages, revenait seul et ne pouvait rendre compte de ce qu’était devenu son camarade, regardant comme positif qu’il l’avait tué, sans plus de preuves, le condamna sur-le-champ à mort. Le condamné était au pied du gibet quand arrive son compagnon qui s’était égaré ; toute l’armée leur fait grande fête et, après que tous deux se sont fait force amitiés et se sont embrassés, le bourreau les mène à Pison, s’attendant bien, ainsi que toute l’assistance, à ce que celui-ci en éprouverait une vive satisfaction. Ce fut tout l’inverse ; par honte et dépit, sa fureur qui n’était pas calmée s’en accrut, et, par une subtilité d’esprit que lui suggéra sur le moment sa passion, il vit trois coupables