Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/614

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et forcenez de colere ? Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

Rabie iecur incendente feruntur
Præcipites, vt saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, cliuóque latus pendente recedit :

(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage) à tout vne voix tranchante et esclatante, souuent contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et puis les voyla estroppiez, estourdis de coups : et nostre iustice qui n’en fait compte, comme si ces esboittements et eslochements n’estoient pas des membres de nostre chose publique.

Gratum est quod patriæ ciuem populoque dedisti,
Si facis vt patriæ sit idoneus, vtilis agris,
Vtilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n’est passion qui esbranle tant la sincerité des iugements, que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le iuge, qui par cholere auroit condamné son criminel : pourquoy est-il non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans, et les chastier estans en cholere ? Ce n’est plus correction, c’est vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfans ; et souffririons nous vn medecin, qui fust animé et courroucé contre son patient ? Nous mesmes, pour bien faire, ne deurions iamais mettre la main sur noz seruiteurs, tandis que la cholere nous dure. Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l’esmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’accoisez et refroidis. C’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au trauers d’elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au trauers d’vn brouillas. Celuy qui a faim, vse de viande, mais celuy qui veut vser de chastiement, n’en doit auoir faim ny soif. Et puis, les chastiemens, qui se font auec poix et discretion, se reçoiuent bien mieux, et auec plus de fruit, de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas auoir esté iustement condamné, par vn homme agité d’ire et de furie et allegue pour sa iustification, les mouuements extraordinaires de son maistre, l’inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude, et precipitation temeraire.

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sæuius igne micant.

Suetone recite, que Caïus Rabirius ayant esté condamné par Cæsar, ce qui luy seruit le plus enuers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l’animosité et l’aspreté que Casar auoit apporté en ce iugement.Le dire est autre chose que