Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/609

Cette page n’a pas encore été corrigée

il a fallu, pour perpétrer cet assassinat, une main bien sûre d’elle-même et un courage inspiré par une bien violente passion. Le poignard frappe plus sûrement, mais nécessite plus de mouvement et demande un bras plus vigoureux que le pistolet, aussi y a-t-il plus de risque que le coup ne dévie ou ne soit porté d’une main hésitante. Je suis convaincu que ce second assassin ne doutait pas qu’il courait à une mort certaine, car les espérances dont on a pu le leurrer à cet égard ne pouvaient être admises par qui avait un peu de bon sens, et sa conduite en la circonstance montre qu’il ne lui faisait pas plus faute que le courage. Les raisons qui peuvent inspirer une telle assurance sont diverses, notre imagination faisant d’elle et de nous ce qui lui plaît. — L’attentat commis près d’Orléans ne ressemble en rien au précédent ; sa réussite fut due au hasard plus qu’à la vigueur d’exécution ; le coup n’eût pas été[1] mortel, si le destin ne s’en fût mêlé ; et l’avoir entrepris à cheval, en tirant de loin, sur un homme qui, à cheval lui-même, participait au mouvement de sa monture, est le fait de quelqu’un plus soucieux de se sauver que de réussir. Ce qui suivit le montre bien : l’assassin prit peur et se troubla tellement à la pensée de l’acte qu’il venait d’accomplir contre une si haute personnalité, qu’il perdit complètement la tête, aussi bien pour diriger sa fuite, que dans les réponses qu’il fit. Pour échapper, il n’avait qu’à franchir une rivière et il rejoignait ses amis ; c’est une chose que j’ai faite pour me soustraire à des dangers bien moindres, et j’estime qu’on n’y court pas grand risque, quelque large que soit le cours d’eau, pourvu que le cheval puisse y entrer facilement et que, de l’autre côté, vous avez en aval un point où il soit aisé d’aborder. — Quand on notifia à l’assassin du prince d’Orange l’horrible sentence portée contre lui, il dit ces seuls mots : « Je m’y attendais, et vous étonnerai par ma patience. »

Les Assassins, peuplade de la Phénicie, sont réputés chez les Mahométans, d’une dévotion et d’une pureté de mœurs s’élevant au-dessus de tout. Ils tiennent que la voie la plus courte pour gagner le paradis, c’est de tuer quelqu’un d’une religion autre que la leur ; et on les a souvent vus s’attaquer, soit seuls, soit à deux, à des ennemis puissants, n’étant eux-mêmes vêtus que d’un simple caftan, sûrs d’y laisser la vie et sans prendre aucun soin de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (le mot vient de leur nom), à l’époque de nos guerres saintes, au milieu de sa ville, Raymond, comte de Tripoli, qui était français ; et aussi Conrad, marquis de Montferrat. Leurs meurtriers, conduits au supplice, étaient gonflés d’orgueil et fiers d’avoir accompli de si beaux chefs-d’œuvre.

  1. *