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compris notre volonté, à une nécessité qui serait arrêtée à l’avance et à laquelle nous ne pourrions nous soustraire, on se sert, encore aujourd’hui, de cet argument des temps passés : « Puisque Dicu, ce qui n’est pas douteux, prévoit tout ce qui doit arriver, toute chose arrive donc fatalement déterminée à l’avance. » A quoi nos maîtres répondent « Constater qu’une chose arrive, comme nous le faisons et comme Dieu lui-même le fait (car présent partout, il voit plutôt qu’il ne prévoit), ce n’est pas obliger cette chose à se produire ; si nous voyons, c’est parce que les choses sont ; et ce n’est pas parce que nous les voyons qu’elles sont. C’est l’événement qui fait la science que nous en avons, et non cette science qui fait l’événement. Ce que nous voyons arriver, est ; mais il pouvait en être autrement ; et Dieu, qui a la prescience des causes qui produisent les événements, a également celle des causes dites fortuites et aussi la prescience de celles qui dépendent de notre volonté, en raison de la liberté que nous tenons du libre arbitre qu’il nous a octroyé ; il sait que si nous manquons à notre devoir, c’est parce que nous avons voulu y manquer. »

J’ai vu beaucoup de gens encourager leurs partisans, en ayant recours à ce dogme de la fatalité : « Si notre heure, disent-ils, doit arriver à point nommé, ni les arquebusades de l’ennemi, ni la hardiesse que nous déployons vis-à-vis de lui, non plus que notre fuite et notre lâcheté ne peuvent ni l’avancer, ni la reculer. » Cela est bon à dire, mais cherchez qui l’applique. Si une foi vive et forte produit des actions empreintes de ces mêmes qualités, notre foi, dont, en ce siècle, nous ne cessons de faire étalage, doit être merveilleusement faible à en juger par les résultats qu’elle produit, à moins qu’elle n’ait si peu de considération pour les œuvres qu’elle inspire, qu’elle dédaigne leur compagnie. — Sur ce sujet, nous lisons dans le Sire de Joinville, témoin digne de foi autant que tout autre, que les Bédouins qui étaient mêlés aux Sarrasins, lorsque le roi saint Louis eut affaire en Terre Sainte, croyaient si fermement, de par leur religion, que les jours de chacun sont, de toute éternité, déterminés et comptés, sans qu’il lui soit possible d’échapper à sa destinée, qu’ils allaient à la guerre complètement nus, n’ayant qu’un sabre à la turque et le corps couvert seulement d’un pan d’étoffe blanche. Leur plus grande malédiction, qu’ils proféraient sans cesse quand ils étaient en colère contre quelqu’un des leurs, était : « Maudit sois-tu, comme l’est celui qui s’arme par crainte de la mort ! » C’est là une preuve de croyance et de foi, bien autre que celles que nous donnons nous-mêmes. Celle que, du temps de nos pères, donnèrent ces deux moines de Florence, est de même ordre : Se trouvant d’opinions opposées sur un point de science, ils convinrent, s’en remettant à la Providence de décider entre eux, d’entrer tous deux, en présence de tout le peuple, dans un brasier allumé sur la place publique ; déjà les apprêts en étaient terminés et ils allaient passer à l’exécution, quand elle fut interrompue par un incident imprévu.