Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/602

Cette page n’a pas encore été corrigée

pas. Apres lequel, elle se met à baller et à chanter : et ordonne, quand bon luy semble, qu’on allume le feu. Cela faict, elle descent, et prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensemble à la riuiere voisine, où elle se despouille toute nue, et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant en l’eau, comme pour y lauer ses pechez. Sortant de là, elle s’enveloppe d’vn linge iaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s’en reuont sur la motte, où elle parle au peuple, et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte, on lire volontiers vn rideau, pour leur oster la veuë de cette fournaise ardente : ce qu’aucunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu’elle a de dire, vne femme luy presente vn vase plein d’huile à s’oindre la teste et tout le corps, lequel elle iette dedans le feu, quand elle en a faict : et en l’instant s’y lance elle mesme. Sur l’heure, le peuple renuerse sur elle quantité de busches, pour l’empescher de languir : et se change toute leur ioye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefue à genoux deuant luy, l’embrassant estroittement et se tient en ce poinct, pendant qu’on bastit au tour d’eux, vn mur, qui venant à se hausser iusques à l’endroit des espaules de la femme, quelqu’vn des siens par le derriere prenant sa leste, luy tort le col : et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent enseuelis.En ce mesme païs, il y auoit quelque chose de pareil en leurs Gymnosophistes : car non par la contrainte d’autruy, non par l’impetuosité d’vn’humeur soudaine : mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu’ils auoyent attaint cerlain aage, ou qu’ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser vn bucher, et au dessus, vn lict bien paré, et apres auoir festoyé ioyeusement leurs amis et cognoissans, s’aller planter dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les vist mouuoir, ny pieds ny mains : et ainsi mourut l’vn d’eux, Calanus, en presence de toute l’armée d’Alexandre le Grand. Et n’estoit estimé entre eux, ny sainct ny bien heureux, qui ne s’estoit ainsi tué : enuoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres auoir consommé tout ce qu’il y auoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c’est ce qui fait le miracle.Parmy noz autres disputes, celle du Fatum, s’y est meslée et