Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/600

Cette page n’a pas encore été corrigée

il s’en priua soudain reuenu au logis, et l’enuoya, cruelle et sanglante victime pour la purgation de son offence. Si c’eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d’vne si hautaine entreprise ?Depuis peu de iours à Bragerac à cinq lieuës de ma maison, contremont la riuiere de Dordoigne, vne femme, ayant esté tourmentée et battue le soir auant, de son mary chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d’eschapper à sa rudesse au prix de sa vie, et s’estant à son leuer accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissa couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prit vne sienne sœur par la main, la mena auec elle sur le pont, et apres auoir pris congé d’elle, comme par maniere de ieu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du hault en bas, en la riuiere, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en cecy, c’est que ce conseil meurit vne nuict entiere dans sa teste.C’est bien autre chose, des femmes Indiennes car estant leur coustume aux maris d’auoir plusieurs femmes, et à la plus chere d’elles, de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie, vise à gaigner ce poinct, et cet aduantage sur ses compagnes : et les bons offices qu’elles rendent à leur mary, ne regardent autre recompence que d’estre preferées à la compagnie de sa mort.

Vbi mortifero iacta est fax vltima lecto,
Vxorum fusis stat pia turba comis :
Et certamen habent lethi, quæ viua sequatur
Coniugium : pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Vn homme escrit encore en noz iours, auoir veu en ces nations Orientales, cette coustume en credit, que non seulement les femmes s’enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaues, desquelles il a eu iouïssance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mary estant tres-passé, la vefue peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le iour venu elle monte à cheual, parée comme à nopces : et d’vne contenance gaye, va, dit elle, dormir auec son espoux, tenant en sa main gauche vn miroüer, vne flesche en l’autre. S’estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple, en feste, elle est tantost rendue au lieu public, destiné à tels spectacles. C’est vne grande place, au milieu de laquelle il y a vne fosse pleine de bois et ioignant icelle, vn lieu releué de quatre ou cinq marches : sur lequel elle est conduitte, et seruie d’vn magnifique re-