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vainement de toujours mettre sa vie en conformité avec sa doctrine. — Pyrrhon, qui érigea l’ignorance en science de si plaisante sorte, essaya, comme tous les philosophes vraiment digues de ce nom, de conformer sa vie à sa doctrine. Il prétendait que la faiblesse du jugement humain est si grande, qu’il est inca— pable de prendre un parti, ou d’incliner dans un sens plutôt que dans un autre ; il le voulait continuellement en suspens, hésitant, considérant et accueillant tout comme chose indifférente. Aussi avait-il toujours, raconte-t-on, même manière de faire et même physionomie s’il avait commencé à raconter quelque chose, il le contait jusqu’au bout, ne cessant de parler, alors même que son interlocuteur l’avait quitté ; s’il marchait, il ne changeait pas de direction, quelque obstacle qui se présentât, et il fallait l’intervention de ses amis, pour le préserver des précipices, du heurt des charrettes et autres accidents ; craindre ou éviter quelque chose était en effet contraire à ses principes, qui ne reconnaissaient pas nos sens capables de faire choix de quoi que ce soit, et ne tenaient rien pour certain. Il lui est arrivé quelquefois de supporter avec une telle constance des incisions et des cautérisations, qu’on ne lui voyait seulement pas ciller les yeux. C’est quelque chose de faire que l’âme accepte des idées de cette nature ; c’est bien autre d’en faire application, ce n’est pourtant pas impossible. Mais les appliquer avec une persévérance, une constance telles, qu’elles deviennent notre manière d’être habituelle quand il s’agit de pratiques si éloignées de ce qui est communément, il est presque incroyable que cela se puisse. C’est ce qui explique pourquoi, aperçu chez lui, se querellant parfois très vivement avec sa sœur, et apostrophé sur ce qu’il se départissait en cela de son indifférence, il s’écria : « Eh quoi ! faut-il que cette femmelette, elle aussi, vienne en témoignage à l’appui des règles de ma doctrine ? » Une autre fois, ayant été vu se défendant contre un chien : « Il nous est bien difficile, dit-il, de nous dépouiller complètement de notre nature humaine ; c’est d’abord par des actes qu’il faut nous défendre de ce qui nous menace, et la raison et la fatalité n’entrer en ligne que faute de mieux. »

Traits de courage amenés par une soudaine résolution. — Il y a environ sept à huit ans, qu’à deux lieues d’ici, un villageois qui vit encore, ayant depuis longtemps la tête rompue par les scènes de jalousie que lui faisait sa femme, fut, comme il revenait du travail, accueilli, en manière de bienvenue, par les criailleries habituelles de celle-ci. Là-dessus, il entra dans une fureur telle que, sur-le-champ, avec une serpe qu’il avait encore à la main, il se coupa net les parties de lui-même qui mettaient sa femme si fort en fièvre et les lui jeta au nez. — On conte aussi qu’un gentilhomme des nôtres, amoureux et très gaillard, parvenu, par sa persévérance, à attendrir le cœur d’une jolie maîtresse, s’étant trouvé, au moment d’entrer en possession d’elle, frappé d’impuissance et hors d’état de la satisfaire, « l’organe dont il attendait les services,