Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/595

Cette page n’a pas encore été corrigée

tion ; et le plus grand défaut qu’ils relèvent en nous, c’est que nos désirs se rajeunissent sans cesse, que sans cesse nous recommencons notre vie.

Nos désirs devraient être amortis par l’âge, mais nos goûts et nos passions survivent à la perte de nos facultés. — Nos études et nos goûts devraient quelquefois être ceux qui conviennent à la vieillesse ; déjà nous avons un pied dans la fosse, et nos aspirations, ce que nous poursuivons, viennent à peine de maître « Tu fais tailler des marbres à la veille de mourir, élever des maisons, quand tu ne devrais songer qu’à un tombeau (Horace). » Le plus long des desseins que je conçois, ne demande pas un an pour sa réalisation ; je ne pense qu’à ma fin et me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises ; j’adresse un adieu définitif à tous les lieux que je quitte et aliène chaque jour quelque chose de ce que je possède : « Depuis longtemps je ne perds, ni ne gagne…, il me reste plus de provisions que je n’ai de chemin à faire (Senèque) » ; « J’ai vécu, j’ai fourni la carrière que m’avait assignée la fortune (Virgile). »

Finalement, la vieillesse m’apporte du soulagement en toutes choses ; elle amortit en moi des désirs et des préoccupations qui, dans la vie, sont une cause d’inquiétude préoccupations des affaires de ce monde, de richesse, de grandeur, de science, de santé, de moi-même. Caton le censeur apprenait à parler, quand il lui fallait apprendre à se taire pour jamais. Jusqu’à la fin, l’étude peut se poursuivre, mais non le temps passé à l’école ; quelle sotte chose qu’un vieillard qui apprend à épeler ! « À qui se trouvent dans des conditions différentes, conviennent des choses diverses ; chaque âge a ses appétits qui lui sont propres (Pseudo Gallus). »

Sans doute un vieillard peut encore étudier, mais ses études doivent être conformes à son âge et le préparer à quitter ce monde. — S’il nous faut étudier, livrons-nous à une étude appropriée à notre condition, de manière à pouvoir répondre comme celui à qui on demandait à quoi aboutissaient celles qu’il pratiquait, alors qu’il était en pleine décrépitude : « À partir meilleur et plus à mon aise. » Ce fut le cas de celle à laquelle s’adonnait Caton d’Utique sentant sa fin prochaîne, étude qui se trouva être l’entretien de Platon sur l’éternité de l’âme. Non, comme on pourrait le croire, que depuis longtemps il ne fût prêt, sous tous rapports, à ce départ certitude de ce qui allait arriver, volonté arrétée qu’il en soit ainsi, connaissance de tout ce qui peut se savoir de ce qui nous attend au delà de la vie, de tout cela il avait plus que Platon n’en a mis dans ses écrits ; sa science et son courage étaient, à cet égard, au-dessus de ce que prône la philosophie ellemême ; et cet ouvrage, il ne l’avait pas choisi en vue de sa mort ; mais, comme quelqu’un dont une telle résolution, malgré son importance, n’interrompt même pas le sommeil, il poursuivait ses études sans en modifier le cours, pas plus qu’il n’apporta de changement aux autres occupations habituelles de son existence. La nuit