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ploi lui ôtait cet avantage et où tout ne dépendait plus que du hasard et de la fermeté, afin qu’on n’attribuât pas sa victoire à sa force en escrime plutôt qu’à sa valeur. Dans mon enfance, la noblesse évitait comme injurieuse d’avoir de la réputation en cet art ; elle ne s’y exerçait qu’à la dérobée, comme à un métier de loyauté douteuse s’alliant mal au vrai courage tel que nous le tenons de la nature : « Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir ; l’adresse n’a pas part à leur combat ; leurs coups ne sont point feints, tantôt directs, tantôt obliques ; la colère, la fureur, leur ôtent tout usage de l’art. Ecoutez le choc horrible de ces épées qui se heurtent en plein fer ; ils ne rompraient pas d’une semelle ; leurs pieds restent immobiles et leurs mains sont toujours en mouvement ; d’estoc ou de taille, tous leurs coups portent (Le Tasse). »

Le tir à l’arc et à l’arbalète, les tournois, les sauts de barrière, tous les jeux images de la guerre, tels étaient les exercices que pratiquaient nos pères ; celui de l’escrime est d’autant moins noble, qu’il ne vise qu’un but personnel ; il nous apprend à nous mettre à mal les uns les autres, en contrevenant aux lois et à la justice ; aussi, sous tous rapports, ses effets sont-ils préjudiciables ; au lieu de se livrer à cet exercice, qui n’a en vue que des actes qui tombent sous le coup de la loi, il serait beaucoup plus digne et convenable de s’adonner à ceux qui ont pour objet d’assurer son exécution et sont la sauvegarde de notre indépendance et de notre gloire à tous. — [1]Le consul Publius Rutilius fut le premier qui instruisit le soldat à manier ses armes avec adresse et par principes ; qui accoupla l’art et le courage, non en vue de querelles particulières, mais en prévision des guerres que pouvait entreprendre ou avoir à soutenir le peuple romain ; ce fut une escrime pour tous, à laquelle furent astreints tous les citoyens. Outre l’exemple de César qui, à la bataille de Pharsale, commanda aux siens de tirer principalement au visage des gens d’armes de Pompée, nombre d’autres chefs militaires ont introduit, suivant les besoins du moment, des changements dans la forme des armes et dans leur mode d’emploi pour l’attaque et pour la défense.

D’ailleurs, à la guerre, il est inutile et parfois dangereux. — Philopoemen proscrivit la lutte, où il excellait, parce que l’entraînement par lequel on s’y préparait était en désaccord avec ce qui convenait pour former à l’observation des principes de la discipline militaire, ce à quoi, selon lui, un homme d’honneur, dans ses jeux, devait uniquement employer son temps. Il me semble de même, que cette adresse qu’on cherche à communiquer au corps, ces feintes, ces attaques, ces parades, ces rispostes auxquelles, en cette nouvelle école, * on exerce la jeunesse, loin d’être utiles, sont plutôt contraires et préjudiciables à ce qui est d’application à la guerre. On y emploie même des armes particulières, spécialement destinées à cet usage ; et j’ai vu qu’un gentilhomme convié à un combat à l’épée et au poignard, était mal venu de s’y présenter en habit de guerre, tout aussi bien qu’un autre qui proposerait d’y venir avec

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