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qu’il ne connaissait guère et qui avait été provoqué par un autre. Dans ce combat, il se trouva par hasard avoir à tenir tête à quelqu’un dont il était un peu voisin et qu’il connaissait davantage ; combien je voudrais voir faire justice de telles lois d’honneur qui vont si souvent à l’encontre de la raison et la heurtent ! Après avoir mis son adversaire hors de combat, voyant les deux principaux intéressés en la querelle encore sur pied et sains et saufs, mon frère vint prêter aide à celui qui l’avait attaché à sa cause. Pouvait-il faire autrement, devait-il se tenir coi et regarder la défaite, si le sort l’eut voulu ainsi, de celui pour la défense duquel il était venu ? ce qu’il avait fait lui-même jusqu’alors n’eût, dans ce cas, servi à rien, et la querelle serait demeurée indécise. La courtoisie dont vous pouvez et devez user assurément à l’égard d’un ennemi que vous avez malmené et mis dans un grand état d’infériorité, je ne vois pas qu’elle soit admissible quand il y va de l’intérêt d’autrui, lorsque vous n’êtes qu’un auxiliaire et que la querelle n’est pas vôtre ; mon frère n’eût été ni juste, ni courtois, ne pouvant l’être qu’aux dépens de celui qu’il assistait. Aussi fut-il relâché des prisons d’Italie, grâce à une prompte et très chaude intervention de notre roi. — Quelle indiscrète nation que la nôtre ! Nous ne nous contentons pas d’une réputation qui répand de par le monde la connaissance de nos défauts et de nos folies, nous allons encore à l’étranger pour les lui placer sous les yeux. Mettez trois Français dans les déserts de la Libye, ils ne s’y trouveront pas ensemble depuis un mois, qu’ils se harcèleront et s’égratigneront ; vous diriez que ces voyages en pays lointains font partie d’un plan préconçu en vue de donner le plaisir de nos tragédies aux étrangers, gens qui, le plus souvent, se réjouissent de ce qui nous arrive de mal et s’en moquent. Nous allons apprendre l’escrime en Italie, et en faisons application, au péril de notre vie, avant de la savoir ; encore faudrait-il, suivant l’ordre des choses, connaître la théorie avant de passer à la pratique, sans quoi nous montrons que nous ne sommes que des apprentis : « Malheureux coups d’essai de la jeunesse, funeste apprentissage d’une guerre prochaîne (Virgile) ! »

L’art de l’escrime est à flétrir, parce qu’il ne procure la victoire qu’à force de feintes et de ruses. — Je sais bien que c’est un art utile au but en vue duquel il existe : Tite-Live rapporte qu’en Espagne dans un duel entre deux princes cousins germains, le plus vieux, par son adresse aux armes et ses feintes, eut facilement raison de la vigueur inconsidérée du plus jeune. C’est un art dont la connaissance, j’ai eu occasion de le constater, donne du cœur à certains au delà de ce qu’ils en ont ; on ne saurait dire qu’en eux ce sentiment est du courage, puisqu’il s’appuie sur l’adresse et repose par suite sur autre chose que sur soi-même. L’honneur au combat consiste à ne faire, avec un soin jaloux, appel qu’à sa valeur et non à l’habileté ; c’est ce qui faisait qu’un de mes amis, qui passait pour être de première force à l’escrime, choisissait, lorsqu’il avait quelque querelle à vider par les armes, celles dont l’em-