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à fuir les gens de justice qui nous poursuivent, tandis que lui est en repos. Le tuer, c’est bon pour empêcher qu’il ne nous offense à nouveau dans l’avenir, mais non pour venger une injure reçue ; il y a en cela plus de crainte que de bravoure, plus de précaution que de courage, de préoccupation de se défendre que d’idée de punir. Il est évident que c’est renoncer au but réel de la vengeance, et que nous portons atteinte à notre réputation ; nous témoignons craindre que, s’il demeure en vie, il ne renouvelle ce dont une première fois nous avons été sa victime ; ce n’est pas contre lui, c’est dans notre intérêt, que nous nous en défaisons.

Au royaume de Narsingue, cette manière de faire ne nous serait d’aucune utilité. Dans ce pays, hommes de guerre et artisans démêlent leurs querelles à coups d’épée. Le roi ne refuse à personne qui veut se battre, d’aller sur le terrain ; il y assiste même, quand ce sont des gens de qualité, et fait don d’une chaîne d’or au vainqueur ; mais quiconque a envie de conquérir cette chaîne, peut se mesurer avec celui qui la porte, de sorte que celui-ci, pour être sorti à son avantage d’un combat, s’en met plusieurs sur les bras.

Si nous pensions être toujours, par notre courage, les maîtres de notre ennemi, et pouvoir le malmener à notre fantaisie, nous serions bien au regret qu’il nous échappe, comme il le fait en mourant. Nous voulons vaincre,[1] mais avec certitude de succès plutôt que d’une manière honorable ; nous cherchons dans une querelle le résultat plutôt que la gloire.

Une chose inexcusable, c’est d’attendre la mort d’un ennemi pour publier des invectives contre lui. — Asinius Pollion commit une erreur pareille, peu excusable chez un homme honorable ; il avait écrit une diatribe contre Plancus et il attendit la mort de celui-ci pour la publier ; au lieu de courir les chances du ressentiment qu’il provoquait, c’était en quelque sorte narguer un aveugle d’un geste indécent, un sourd par des paroles offensantes ou encore violenter quelqu’un sans connaissance. Aussi disait-on de lui « qu’il n’appartenait qu’à des démons d’entrer en lutte avec les morts ». Celui qui attend qu’un auteur soit trépassé pour critiquer ses œuvres, que démontre-t-il, sinon qu’il est faible et se complaît à nuire. On disait à Aristote que quelqu’un avait médit de lui : « Qu’il fasse plus encore, répondit-il, qu’il me fouette, pourvu que je ne sois pas là. »

Les duels dérivent d’un sentiment de lâcheté, et l’usage de tenants d’un sentiment analogue. — Nos pères se contentaient de venger une injure par un démenti, un démenti par des coups, et ainsi par gradation ; ils étaient assez valeureux pour ne pas craindre plein de vie, un adversaire qu’ils avaient outragé ; nous, nous tremblons de frayeur, aussi longtemps que nous le voyons sur pied. Notre manière de faire aujourd’hui a pour conséquence, qu’elle nous induit à poursuivre la mort de celui que nous avons offensé, aussi bien que celle de qui nous a offensés. — C’est également par une sorte de lâcheté qu’a été introduit l’usage de

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