Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/577

Cette page n’a pas encore été corrigée

tre qui résiste, « elle ne se plaît à immoler un taureau que s’il se défend (Claudien) », elle suspend ses coups dès qu’elle voit l’ennemi à sa merci ; mais la pusillanimité, pour montrer qu’elle est aussi de la fête, n’ayant pu se mêler à ce premier acte, entre en scène au second, celui du massacre et du sang. Les tueries qui suivent les victoires, sont ordinairement le fait des masses inconscientes et de ceux qui ont la garde des bagages ; et ce qui fait que l’on voit lant de cruautés inouïes se commettre dans les guerres auxquelles le peuple est mêlé, c’est que la canaille qui en compose les bas-fonds s’accoutume au meurtre et devient cruelle par l’habitude de se vautrer dans le sang jusqu’aux coudes, de mettre en lambeaux les corps étendus à ses pieds, n’ayant pas idée d’une autre sorte de vaillance « Le loup, les ours, les animaux les moins nobles, s’acharnent sur les mourants (Ovide) », comme les chiens couards qui, à la maison, déchirent à belles dents les peaux des bêtes sauvages qu’ils n’ont pas osé attaquer en pleine campagne. Pourquoi, à notre époque, nos querelles entraînent-elles toujours la mort ? c’est que tandis que nos pères avaient des degrés dans leur vengeance, nous, à cette heure, nous commençons par le dernier ; dès le début, on ne parle que de tuer ; qu’est-ce cela, sinon de la poltronnerie ?

Tuer son ennemi quand il est abattu, c’est se priver du plaisir de la vengeance ; en outre, le repos lui est acquis, tandis que le survivant est obligé de fuir, de se cacher. — Chacun sent bien qu’il y a plus de bravoure et de dédain à battre son ennemi qu’à l’achever ; à le contraindre à céder, qu’à le faire mourir ; bien plus, notre soif de vengeance en est mieux assouvie, elle reçoit une plus complète satisfaction, car elle ne vise qu’à causer du ressentiment à notre ennemi ; c’est même pour cela que nous n’attaquons pas une bête ou une pierre qui nous blessent, incapables qu’elles sont de comprendre que ce serait une revanche que nous exercerions ; tandis que tuer un homme, c’est le mettre à l’abri de nos offenses. C’est ce qui faisait que Bias criait à un méchant dont il avait eu à souffrir : « Je sais que tôt ou tard, tu en seras puni ; mais je crains de ne pas le voir » ; et qu’il plaignait les habitants d’Orchomène, de ce que la punition de Lyciscus pour sa trahison envers eux venait alors qu’il n’existait plus personne de ceux qui avaient eu à en pàtir et auxquels cette punition devait causer du plaisir. La vengeance est à plaindre, quand elle perd le moyen de faire souffrir celui contre lequel elle s’exerce, car elle veut, et que celui qui se venge y trouve de la jouissance, et que celui duquel il se venge la ressente pour en éprouver du déplaisir et du repentir. « Il s’en repentira », disons-nous ; lui loger une balle de pistolet dans la tête, est-ce faire qu’il se repente ? Au contraire, si nous y regardons attentivement, nous trouvons qu’il nous nargue en tombant ; il ne nous en sait même pas mauvais gré, ce qui est bien loin d’être du repentir ; nous lui rendons le meilleur service qui se peut en cette vie, savoir une mort prompte et qui ne se sente pas ; nous demeurons à chercher des détours, à nous agiter,