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mais veritable : elle ne sent point qu’elle soit aueugle, et presse incessamment son gouuerneur de l’emmener, par ce qu’elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, ie te prie croire, qu’il aduient à chacun de nous : nul ne cognoist estre auare, nul conuoiteux. Encore les aueugles demandent vn guide, nous nous fouruoions de nous mesmes. Ie ne suis pas ambitieux, disons nous, mais à Rome on ne peut viure autrement : ie ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert vne grande despence : ce n’est pas ma faute, si ie suis cholere, si ie n’ay encore establi aucun train asseuré de vie, c’est la faute de la ieunesse. Ne cherchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela mesme, que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus malaisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourueu à tant de playes et à tant de maux ? Si auons nous vne tres-douce medecine, que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir, qu’apres la guerison, cette cy plaist et guerit ensemble. Voyla ce que dit Seneque, qui m’a emporté hors de mon propos : mais il y a du profit au change.

CHAPITRE XXVI.

Des pouces.


Tacitvs recite que parmy certains Roys barbares, pour faire vne obligation asseurée, leur maniere estoit, de ioindre estroictement leurs mains droites l’vne à l’autre, et s’entrelasser les pouces : et quand à force de les presser le sang en estoit monté au bout, ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les entresuçoient.Les medecins disent, que les pouces sont les maistres doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere. Les Grecs l’appellent ἀντίχειρ, comme qui diroit vne autre main. Et il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens, de main entiere :

Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata, surgit.