Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/571

Cette page n’a pas encore été corrigée

Réflexion de Montaigne sur un vœu formé par quelques gentilshommes anglais. — Lisant dans Froissart qu’une troupe de jeunes gentilshommes anglais avaient fait vou de porter un bandeau sur l’œil gauche jusqu’à ce qu’ils soient passés en France et y aient accompli quelque haut fait d’armes contre nous, je me suis souvent pris à penser combien il n’eût été agréable qu’il leur fût arrivé même mésaventure qu’à ceux dont je viens de parler, et qu’ils se soient trouvés devenus réellement borgnes, quand ils revirent leurs maîtresses, pour lesquelles, dans le désir de leur complaire, ils avaient conçu cette entreprise.

Il faut empêcher les enfants de contrefaire les défauts physiques qu’ils aperçoivent chez les autres. — Les mères ont raison de tancer leurs enfants, lorsqu’ils contrefont d’être borgnes, boiteux, de loucher ou d’avoir tels autres défauts de conformation. Outre que leur corps, tendre comme il l’est à cet âge, peut en recevoir un mauvais pli, la fortune, je ne sais comment, semble parfois, en cela, s’amuser à nous prendre au mot ; et j’ai entendu citer plusieurs cas de gens devenus malades, alors qu’ils s’appliquaient à feindre de l’être. De tous temps j’ai eu l’habitude, que je fusse à pied ou à cheval, de porter à la main une baguette ou un baton ; j’en faisais une question d’élégance et je m’appuyais dessus, me donnant des airs de petit-maître ; des personnes m’ont prédit que, ce faisant, une mauvaise chance pourrait bien, un jour, changer cette affectation de ma part en nécessité. Ce qui me rassure, c’est que si cela m’arrivait, je serais le premier de ma race qui aurait eu la goutte.

Exemple d’un homme devenu aveugle en dormant. — Allongeons ce chapitre et diversifions-le en changeant de sujet et disons un mot de la cécité. Pline rapporte que quelqu’un, en dormant, rêva qu’il était aveugle et se trouva l’être le lendemain, sans qu’aucune maladie eût précédé. La puissance de l’imagination, ainsi que je l’ai dit ailleurs, peut bien aider à ce que cela se produise et Pline semble être de cet avis ; mais il me parait plus vraisemblable que c’était le travail qui s’opérait à l’intérieur du corps et a amené la cécité (il appartient aux médecins d’en découvrir la cause, si cela leur convient), qui, en même temps, occasionna le songe.

Une folle habitant la maison de Sénèque, frappée de cécité, croyait que c’était la maison qui était devenue obscure ; réflexion de ce philosophe sur ce que les hommes ressemblent à cette folle, attribuant leurs vices à d’autres causes qu’à eux-mêmes. — Ajoutons à ce propos ; comme s’y rattachant, l’histoire suivante contée par Sénèque dans une de ses lettres : « Tu sais, dit-il, en écrivant à Lucilius, qu’Harpasté, la folle de ma fenime, est, par héritage, demeurée à ma charge ; j’eusse préféré qu’il en fût autrement, les monstres n’étant pas de mon goût, d’autant que lorsqu’il me prend envie de rire d’un fou, je n’ai guère à aller loin, je ris de moi-même. Cette folle a subitement perdu la vue. Ce que je te conte là est extraordinaire,