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Il est naturel qu’un prince commande ses armées ; les succès qu’il remporte sont plus complets et sa gloire mieux justifiée. — À quelqu’un qui voudrait établir qu’il est préférable qu’un prince fasse commander ses armées à la guerre au lieu de les commander lui-même, l’histoire fournit assez d’exemples de lieutenants qui ont mené à bien de grandes entreprises, et de princes dont la présence à l’armée eût été plus nuisible qu’utile ; mais, de ceux-ci, aucun ayant vertu et courage ne pourrait souffrir qu’on lui conseillåt une si honteuse abstention. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d’un saint, pour le bien de ses états, on le dégrade[1] précisément de ce qui est son devoir qui consiste, surtout et[2] à très juste titre, dans la conduite des actions de guerre, et on lui délivre un brevet d’incapacité. J’en sais un qui préférerait être battu, plutôt que de dormir pendant que l’on se bat pour lui ; il n’a même jamais vu sans en être jaloux ses propres gens accomplir quelque chose de grand en son absence. — Sélim Ier avait grandement raison, ce me semble, quand il disait que « les victoires qui se gagnent sans que le maître soit là, ne sont pas complètes ». Il eut dit encore plus volontiers que ce maître doit rougir de honte de n’y participer que de nom et de n’y coopérer que par ses instructions et par la pensée ; et encore même pas, car en pareille occurrence les avis et commandements dont on peut s’honorer, sont uniquement ceux qui se donnent sur le moment, dans le cours même de l’action. Il n’y a pas de pilote qui exerce son métier en demeurant en terre ferme. — Les princes de race ottomane, celle qui au monde doit le plus à la fortune des combats, étaient chauds partisans de ce principe ; Bajazet II et son fils s’en départirent, s’amusant à l’étude des sciences et autres occupations sédentaires, aussi leur empire en a-t-il ressenti grandement le contre-coup ; leur successeur actuel Amurat III, qui suit leur exemple, commence aussi à en subir pas mal les conséquences. — N’est-ce pas Édouard III, roi d’Angleterre, qui dit de notre Charles V : « Il n’y a jamais eu roi qui se soit mis moins en campagne, et il n’y en a jamais eu qui m’ait donné tant à faire » ? Et il était fondé à trouver étrange qu’il en fut ainsi, car c’était un effet de la fortune, plus que de la raison. — Qu’ils cherchent d’autres que moi pour adhérer à leur opinion, ceux qui veulent mettre au nombre des conquérants belliqueux et magnanimes, ces rois de Castille et de Portugal qui, à douze cents lieues de leur capitale où ils demeurent oisifs, sont, par les troupes d’escorte de leurs facteurs, devenus maîtres des Indes orientales et occidentales, alors qu’il n’est pas certain qu’ils auraient seulement le courage de s’y rendre en personne.

À l’activité, les princes doivent joindre la sobriété. — L’empereur Julien disait plus encore : « Un philosophe et un homme au cœur généreux ne devraient pas, selon lui, seulement respirer » ; c’est-à-dire ne devraient donner aux nécessités physiques que ce à quoi on ne peut se refuser, l’âme et le corps devant

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