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Quand quelqu’vn voudra maintenir, qu’il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy : la Fortune luy fournira assez d’exemples de ceux, à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises : et de ceux encore desquels la présence y eust esté plus nuisible, qu’vtile. Mais nul Prince vertueux et courageux pourra souffrir, qu’on l’entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conseruer sa teste, comme la statue d’vn sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de son office, qui est tout en action militaire, et l’en declarent incapable. I’en sçay vn, qui aymeroit bien mieux estre battu, que de dormir, pendant qu’on se battroit pour luy : et qui ne vid iamais sans ialousie, ses gents mesmes, faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit auec raison, ce me semble, que les victoires, qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes. De tant plus volontiers eust-il dit, que ce maistre deuroit rougir de honte, d’y pretendre part pour son nom, n’y ayant embesongné que sa voix et sa pensée. Ny cela mesme, veu qu’en telle besongne, les aduis et commandemens, qui apportent l’honneur, sont ceux-là seulement, qui se donnent sur le champ, et au propre de l’affaire. Nul pilote n’exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Baiazet second auec son filz, qui s’en despartirent, s’amusants aux sciences et autres occupations casanieres, donnerent aussi de bien grands soufflets à leur Empire : et celuy qui regne à present, Ammurath troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s’en trouuer de mesme. Fust-ce pas le Roy d’Angleterre, Edouard troisiesme, qui dit de nostre Roy Charles cinquiesme, ce mot ? Il n’y eut onques Roy, qui moins s’armast, et si n’y eut onques Roy, qui tant me donnast à faire. Il auoit raison de le trouuer estrange, comme vn effect du sort, plus que de la raison. Et cherchent autre adherent, que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants, les Roys de Castille et de Portugal, de ce qu’à douze cents lieuës de leur oisiue demeure, par l’escorte de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d’vne et d’autre part desquelles c’est à sçauoir, s’ils auroyent seulement le courage d’aller iouyr en presence.L’Empereur Iulian disoit encore plus, qu’vn philosophe et vn galant homme, ne deuoient pas seulement respirer : c’est à dire, ne donner aux necessitez corporelles, que ce qu’on ne leur peut refuser ; tenant tousiours l’ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et ver-