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Nous n’avons guère d’hommes, dont la mémoire ait été conservée, qui aient couru plus de dangers, et payé plus souvent de leur personne.

Sa mort a quelque similitude avec celle d’Épaminondas. — Sa mort a quelque similitude avec celle d’Épaminondas : comme lui, il fut frappé d’un javelot qu’il essaya d’arracher de sa blessure ; il l’eût fait, si les arêtes n’en avaient été tranchantes, ce qui fit qu’il se coupa et ne put se servir de sa main. En cet état, il ne cessa de demander qu’on le ramenât au combat, pour pouvoir encourager ses soldats qui, du reste, bien que hors de sa présence, disputèrent avec opiniâtreté la victoire, si bien que la nuit vint qui sépara les deux armées. Il devait à la philosophie le singulier mépris qu’il avait pour la vie et tout ce qui touche à l’humanité ; il croyait fermement à l’immortalité de l’âme.

On l’a surnommé l’Apostat ; c’est un surnom qu’il ne mérite pas, n’ayant vraisemblablement jamais été chrétien par le cœur. Il était excessivement superstitieux. — En matière de religion, il était absolument dévoyé ; on l’a surnommé l’Apostat, pour avoir abandonné le christianisme. Je crois plus vraisemblable qu’il n’y avait jamais été attaché, mais que, pour obéir aux lois, il a dissimulé jusqu’à ce qu’il ait eu l’empire en main. — Il était d’une telle superstition que ceux mêmes de son époque, qui partageaient ses croyances, s’en moquaient, et, disait-on, s’il avait été victorieux des Parthes, il eut multiplié les sacrifices au point que c’en était fait de la race des bœufs en ce monde. Il avait aussi une confiance outrée dans la science des devins et croyait aux pronostics de tous genres. Entre autres choses, à son lit de mort, il dit savoir gré aux dieux, et les en remercier, de ce qu’ils ne l’avaient pas frappé par surprise, l’ayant depuis longtemps déjà averti du lieu et de l’heure de sa fin ; et de ce qu’ils ne lui avaient pas infligé une mort molle ou lâche, telle que celle qui semble devoir être réservée aux gens oisifs et délicats, non plus qu’une mort languissante, longue et douloureuse ; et de ce qu’ils l’avaient jugé digne de mourir si honorablement, au cours de ses victoires et dans tout l’éclat de sa gloire. A deux reprises différentes, il avait eu une vision semblable à celle de Marcus Brutus : une première fois en Gaule, qui l’avait averti d’un danger qui le menaçait ; une seconde fois en Perse, un peu avant sa mort. — Quant à ces paroles qu’on lui prête, quand il se sentit frappé : « Tu as vaincu, Nazaréen ! » ou selon d’autres a Sois satisfait, Nazaréen ! » les relations de mes deux historiens ne les eussent vraisemblablement pas omises, non plus que certains autres miracles qui se seraient produits et qu’on y rattache, s’ils y eussent ajouté foi, eux qui présents à l’armée, ont noté jusqu’aux moindres accidents et propos de cette fin.

Il voulait rétablir le paganisme et détruire les chrétiens en entretenant leurs divisions par une tolérance générale. — Pour achever ce que je veux en dire : Suivant Ammien Marcellin, l’empereur Julien méditait depuis longtemps, en son cœur, de res-