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vernement tels qu’ils existaient avant ces troubles. Et cependant, entre les gens de bien qui le suivent (je ne parle pas de ceux qui n’y voient que l’occasion, soit d’exercer leurs vengeances personnelles, soit de satisfaire leur avarice, ou encore de se concilier la faveur des princes ; mais uniquement de ceux qui ne sont mus que par leur zèle pour la religion et le désir si respectable de voir maintenir dans leur patrie la paix et l’état de choses existant), parmi ceux-ci, dis-je, il s’en voit que la passion entraîne au delà des bornes de la raison, et leur fait prendre parfois des résolutions injustes, violentes et même téméraires.

Au zèle outré des premiers chrétiens est due la perte d’un grand nombre d’ouvrages de l’antiquité. — Il est certain que dans les premiers temps, lorsque notre religion commença à être admise par les lois, le zèle de ses prosélytes en amena quelques-uns à se porter contre les livres païens, de quelque nature qu’ils fussent, à des excès qui amenèrent des pertes irréparables que déplorent les gens de lettres, et qui causèrent à la littérature plus de préjudice que tous les incendies allumés par les Barbares. Cornélius Tacite en est un exemple probant ; car bien que l’empereur Tacite, son parent, eût, par des ordonnances spéciales, répandu son ouvrage dans toutes les bibliothèques du monde, pas un seul exemplaire n’a pu cependant échapper entier aux recherches acharnées qu’en firent ceux qui, pour cinq ou six passages contraires à nos croyances, en ont poursuivi la destruction.

Leur intérêt les a aussi portés à louer de très mauvais empereurs favorables au christianisme et à en calomnier de bons qui leur étaient contraires. Du nombre de ces derniers est Julien surnommé l’Apostat ; sa continence et sa justice. — À cette même époque, on fut aussi très porté à exalter outre mesure les empereurs favorables au christianisme, et à condamner, de parti pris, tous les actes de ceux qui lui étaient contraires, ainsi que cela se peut aisément constater à l’égard de l’empereur Julien, surnommé l’Apostat. — Ce prince fut véritablement un très grand homme comme on en voit peu, ainsi qu’il arrive de ceux dont l’âme est profondément imbue des principes de la philosophie, d’après lesquels il s’était fait une loi de régler toutes ses actions ; et la vérité, c’est qu’il n’y a pas de vertu dont il n’ait donné de remarquables exemples. Sous le rapport de la chasteté, qu’il n’a cessé d’observer ainsi qu’en témoigne d’une manière irréfutable tout le cours de sa vie, on lit de lui un trait semblable à ceux attribués à Alexandre et à Scipion : plusieurs belles captives lui ayant été amenées, il ne voulut pas seulement en voir une, et il était alors à la fleur de l’âge, puisque lorsqu’il fut tué par les Parthes, il n’avait que trente et un ans. Pour ce qui est de sa justice, il prenait lui-même la peine d’entendre les parties ; et bien que, par curiosité, il s’informât auprès de ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient, jamais cependant l’inimitié qu’il portait à la nôtre ne fit pencher la balance à leur préjudice. Lui-même fit