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nos pensées et nos volontés, qu’elle est l’interprète de notre âme. Si cet intermédiaire nous fait défaut, l’association s’effondre, nous ne nous reconnaissons plus les uns les autres ; s’il nous trompe, il rompt toutes nos relations, tous les liens qui retiennent notre groupement sont détruits. — Certains peuples des Nouvelles Indes, dont il n’y a pas intérêt à donner les noms qui n’existent plus (car dans cette conquête, accomplie de façon si extraordinaire, si inouïe, la dévastation a été telle que même les noms, servant jadis à désigner certaines localités, ont complètement disparu), offraient à leurs dieux du sang humain, exclusivement tiré de la langue et des oreilles, en expiation du péché de mensonge, perpétré aussi bien en écoutant qu’en parlant. — Ce personnage grec si vertueux, déjà cité, disait qu’on amuse les enfants avec des osselets et les hommes avec des paroles.

Les Grecs et les Romains, moins délicats que nous sur ce point, ne s’offensaient pas de recevoir des démentis. — Je remets à une autre fois à parler des circonstances diverses où nous usons de démentis, et des lois qu’à cet égard l’honneur nous impose et des alternatives par lesquelles elles ont passé ; d’ici là je saurai, si cela m’est possible, à quelle époque s’est introduite l’habitude que nous avons de peser et de mesurer, aussi exactement que nous le faisons aujourd’hui, les paroles qui nous sont dites et d’y attacher notre honneur. Il est aisé de constater en effet que cela n’existait anciennement ni chez les Grecs, ni chez les Romains, et il m’a souvent semblé nouveau et étrange de voir, chez ces peuples, les gens se donner des démentis et s’injurier sans que cela les amenât à se battre : ce à quoi le devoir les obligeait en pareille circonstance, devait être autre que maintenant. On lance à César en pleine figure, tantôt l’épithète de voleur, tantôt celle d’ivrogne ; nous voyons les uns et les autres s’injurier sans la moindre retenue, les plus grands chefs de deux armées en présence s’invectiver et ne répondre aux injures que par des injures, sans que cela tire autrement à conséquence.

CHAPITRE XIX.

De la liberté de conscience.

Le zèle religieux est souvent excessif et conséquemment dangereux. — Il est fréquent de voir les bonnes intentions, lorsqu’elles sont menées sans modération, aboutir aux pires résultats. Dans ce conflit qui fait que la France est, à l’heure présente, en proie à la guerre civile, le parti le meilleur, le plus sain, est, sans nul doute, celui qui a en vue le maintien de la religion et du gou-