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ma retraite et ma solitude, je me complais à considérer comme l’une des meilleures portions de moi-même ; je n’ai plus d’yeux que pour elle au monde. Si on peut s’en rapporter à ce que présage l’adolescence, cette âme sera quelque jour capable de ce qu’il y a de plus beau ; entre autres d’atteindre, en cette chose si sainte qu’est l’amitié, à la perfection portée à un degré auquel nous n’avons pas lu que son sexe ait pu encore parvenir. La sincérité et la solidité de son caractère se sont déjà élevées bien haut ; son affection pour moi, qui dépasse tout ce que je pouvais ambitionner, est telle, que je n’ai, en somme, rien à souhaiter que de la voir moins cruellement affectée par l’appréhension qu’elle a de ma mort, m’ayant connu alors que déjà j’avais cinquante-cinq ans. L’appréciation que, femme, jeune, vivant isolée dans sa province, elle a, en ce siècle, portée sur mes premiers Essais, la fougue si remarquée avec laquelle elle s’est prise d’amitié pour moi, le désir qu’elle avait depuis longtemps d’entrer en relations avec moi, uniquement en raison de l’estime que je lui avais inspirée et cela bien longtemps avant de m’avoir vu, sont des particularités qui méritent de retenir l’attention.

Par ces temps de guerre civile continue, la vaillance, en France, est devenue une vertu commune. — Les vertus autres que la vaillance ne sont que peu ou point de mise dans les temps actuels ; mais celle-ci s’est tellement généralisée par suite de nos guerres civiles, qu’il y a parmi nous des âmes dont la fermeté va jusqu’à la perfection ; et leur nombre en est si grand, qu’une sélection est impossible à faire.

C’est là tout ce que, jusqu’à cette heure, je connais ayant un caractère de grandeur extraordinaire, dépassant ce qui se voit d’habitude.

CHAPITRE XVIII.

Du fait de donner ou recevoir des démentis.

Si, dans son livre, Montaigne parle si souvent de lui-même, c’est pour laisser un souvenir de lui à ses amis. — Oui, me dira-t-on, se prendre soi-même pour sujet d’un ouvrage, est excusable, mais seulement chez quelques hommes faisant exception qui, arrivés à la célébrité, ont pu, par leur réputation, inspirer le désir de les connaître. Il est certain, je le reconnais et le sais bien, que pour voir un homme qui ne se distingue pas du commun, un artisan lèvera à peine les yeux de dessus son travail, là même où, pour voir passer un grand personnage dont l’arrivée dans une ville est signalée, on abandonne ateliers et boutiques. Il ne sied à personne de se faire connaître, si ce n’est à ceux qui ont de quoi se faire imiter et dont la vie et les opinions peuvent servir de modèle.