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mêmes fautes qu’on excuse chez tout le monde ; ou encore, parce que la bonne opinion qu’ils ont de leur savoir les rend plus hardis à se produire sans s’observer suffisamment, et fait qu’ils se trahissent et se perdent. De même que chez un artiste se révèle bien plus son incapacité, quand c’est une matière de prix qu’il a entre les mains, s’il vient à la travailler et la traiter maladroitement et contre les règles de l’art, que s’il s’agissait d’une matière sans valeur ; de même aussi qu’un défaut dans une statue en or choque plus que si elle était en plâtre ; une impression analogue se produit en nous, lorsque ces lettres mettent en relief des choses bonnes par elles-mêmes et lorsqu’elles sont à leur place, mais dont ils usent sans discrétion, faisant preuve de mémoire aux dépens de leur bon sens, présentant pêle-mêle à notre admiration Cicéron, Galien, Ulpian, Saint Jérôme, et, par ces citations intempestives, ne faisant que davantage ressortir combien ils sont ridicules.

Mauvaise direction imprimée à l’éducation ; une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs. Les mœurs du peuple, en leur simplicité, sont plus réglées que celles des philosophes de ce temps. — Je me laisse aller à reprendre mes réflexions sur l’ineptie de l’éducation qui nous est donnée ; elle vise à faire de nous, non des hommes bons et sages, mais des hommes de savoir ; elle y est arrivée. Nous n’avons pas appris à aimer et pratiquer la vertu et la prudence, mais on nous a inculqué de passer à côté et on nous en a enseigné l’étymologie. Vertu est un substantif que nous savons décliner, si nous ne savons aimer ce qu’il représente. Nous ignorons ce que c’est que la prudence, pour n’en pas connaître les effets et ne pas l’avoir expérimentée ; mais nous en connaissons la définition et pouvons la réciter par cœur. Lorsqu’il s’agit de nos voisins, nous ne nous contentons pas d’en connaître la race, les parents, les alliés, nous voulons encore lier conversation et entrer en relations avec eux, les avoir pour amis ; tandis que pour la vertu, on nous en a bien appris les définitions, les divisions et subdivisions, mais, comme on fait des surnoms et des branches d’une généalogie, sans avoir attention d’établir entre elle et nous des rapports de familiarité et un rapprochement intime. Pour faire notre apprentissage, on nous met des livres en main, non ceux où sont exposées les opinions les plus saines et les plus vraies, mais ceux écrits dans le meilleur grec et le meilleur latin et qui, avec le meilleur choix d’expressions, imprègnent notre esprit des idées les plus vaines qui avaient cours dans l’antiquité.

Une bonne éducation modifie le jugement et les mœurs, ainsi qu’il advint à Polémon, ce jeune Grec débauché qui, étant allé entendre, par occasion, une leçon de Xénocrate, ne fut pas seulement frappé de l’éloquence et du savoir du maître et ne se borna pas à rapporter chez lui la connaissance de quelque belle théorie, mais en retira un fruit plus tangible et plus solide, la réforme et le changement immédiats de la vie qu’il avait antérieurement menée. Qui a jamais ressenti pareil effet de l’enseignement que nous recevons ? « Ferez--