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rent peu de réputation à leur auteur, parce que chacun se croit capable d’en faire autant. — Nous nous rendons bien aisément compte que les ouvrages des autres sont supérieurs aux nôtres sous le rapport de la science, du style, etc. ; mais pour les simples productions de l’entendement, chacun pense qu’il est à même d’en émettre de semblables et n’en reconnaît qu’à grand’peine la charge et la difficulté, et seulement quand la distance entre ce qu’il voit chez les autres et ce qu’il peut lui-même est tellement grande que cela ne peut se comparer, et encore ? Qui apprécierait sainement l’élévation à laquelle atteint la puissance de jugement qu’il constate chez autrui, arriverait à porter le sien à même hauteur. Aussi, ne devons-nous nous attendre à ne retirer de ces productions que peu d’éloges et pas grande considération, elles sont trop peu prisées. — Pour qui du reste les écrivez-vous ? Les savants auxquels il appartient de juger des livres, ne reconnaissent de valeur qu’à ce qui est conforme à la doctrine ; ils n’admettent aucune œuvre de l’esprit autre que celles qui traitent d’érudition et d’art ; vous est-il arrivé d’avoir pris un Scipion pour l’autre, vous ne pouvez plus dès lors dire rien qui vaille. Qui, selon eux, ne connaît Aristote, de ce fait seul, s’ignore lui-même. D’autre part, les âmes[1] communes qui composent la masse, ne saisissent pas ce qu’il y a de grâce dans un ouvrage, traitant d’une façon aisée [2] un sujet élevé. Or, ces deux espèces de gens se partagent le monde ; il y en a bien une troisième, précisément la plus à même de vous comprendre, qui se compose des esprits pondérés et forts par eux-mêmes ; mais elle est si rare qu’elle n’a ni nom, ni rang parmi nous ; et c’est à moitié perdre son temps que de faire effort pour aspirer à lui plaire.

Montaigne estime que ses opinions sont saines, parce qu’il les tient pour telles malgré le peu de cas qu’il fait de lui-même, et aussi parce qu’il s’analyse sans cesse. — On dit communément que le partage le plus juste que la nature nous ait fait de[3] ses dons, est celui du bon sens, parce qu’il n’y a personne qui ne soit satisfait de la part qui lui a été faite : c’est raisonnable ; qui verrait au delà, verrait plus loin que ne porte sa vue. Je pense que mes opinions sont bonnes et saines, mais qui n’en pense pas autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’aie de l’excellence des miennes, c’est le peu d’estime que je fais de moi-même ; si réellement elles n’étaient pas justes, elles n’auraient pas résisté à l’affection que je me porte, affection singulière d’un homme qui la ramène presque entièrement à soi et ne l’épand guère autour de lui. Tout ce que les autres en distribuent à une foule d’amis et connaissances, en vue de leur gloire, de leur grandeur, j’en use uniquement pour moi et pour la tranquillité de mon esprit ; ce qui, m’échappant, va ailleurs, ce n’est pas parce que ma raison l’ordonne, mais involontairement : « Vivre bien et me bien porter, voilà toute ma philosophie (Lucrèce). »

Or, je trouve toujours mes opinions constamment disposées à

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