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giner d’autres à mes despens. Mais quel que ie me face cognoistre, pourueu que ie me face cognoistre tel que ie suis, ie fay mon effect. Et si ne m’excuse pas, d’oser mettre par escrit des propos si bas et friuoles que ceux-cy. La bassesse du suiet m’y contrainct. Qu’on accuse si on veut mon proiect, mais mon progrez, non. Tant y a que sans l’aduertissement d’autruy, ie voy assez le peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C’est prou que mon iugement ne se deffere point, duquel ce sont icy les essais.

Nasutus sis vsque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Atlas :
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quàm dixi : quid dentem dente iuuabit
Rodere ? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam qui se mirantur, in illos
Virus habe ; nos hæc nouimus esse nihil.

le ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourueu que ie ne me trompe pas à les cognoistre. Et de faillir à mon escient, cela m’est si ordinaire, que ie ne faux guere d’autre façon, ie ne faux guere fortuitement. C’est peu de chose de prester à la temerité de mes humeurs les actions ineptes, puis que ie ne me puis pas deffendre d’y prester ordinairement les vitieuses.Ie vis vn iour à Barleduc, qu’on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René Roy de Sicile, yn pourtraict qu’il auoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n’est-il loisible de mesme à vn chacun, de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’vn creon ? le ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propre à produire en public. C’est l’irresolution defaut tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Ie ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses :

Ne si, ne no, net cor mi suona intero.

Ie sçay bien soustenir vne opinion, mais non pas la choisir. Par ce qu’és choses humaines, à quelque bande qu’on panche, il se presente force apparences, qui nous y confirment : et le philosophe Chrysippus disoit, qu’il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez ses maistres, que les dogmes simplement : car quant aux preuues et raisons, il en fourniroit assez de luy mesme. De quelque costé que ie me tourne, ie me fournis tousiours assez de cause et de vray-semblance pour m’y maintenir. Ainsi i’arreste chez moy le doubte, et la liberté de choisir, iusques à ce que l’occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, ie iette le plus souuent la plume au vent, comme on dit, et m’abandonne à la mercy de la Fortune. Vne bien legere inclination et circonstance m’emporte.