Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/508

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ieux, où l’esprit a sa part ; des échets, des cartes, des dames, et autres, ie n’y comprens que les plus grossiers traicts. L’apprehension, ie l’ay lente et embrouillée : mais ce qu’elle tient vne fois, elle le tient bien, et l’embrasse bien vniuersellement, estroitement et profondement, pour le temps qu’elle le tient. I’ay la veuë longue, saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au trauail, et se charge. A cette occasion ie ne puis auoir long commerce auec les liures, que par le moyen du seruice d’autruy. Le ieune Pline instruira ceux qui ne l’ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s’adonnent à cette occupation.Il n’est point âme si chetifue et brutale, en laquelle on ne voye reluire quelque faculté particuliere : il n’y en a point de si enseuelie, qui ne face vne saillie par quelque bout. Et comment il aduienne qu’vne ame aueugle et endormie à toutes autres choses, se trouue vifue, claire, et excellente, à certain particulier effect, il s’en faut enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames vniuerselles, ouuertes, et prestes à tout : si non instruites, au moins instruisables. Ce que ie dy pour accuser la mienne. Car soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous auons entremains, ce qui regarde de plus pres I’vsage de la vie, c’est chose bien eslongnée de mon dogme), il n’en est point vne si inepte et si ignorante que la mienne, de plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuuent sans honte ignorer. Il faut que i’en conte quelques exemples.Ie suis né et nourry aux champs, et parmy le labourage : i’ay des affaires, et du mesnage en main, depuis que ceux qui me deuançoient en la possession des biens que ie iouys, m’ont quitté leur place. Or ie ne scay conter ny à get, ny à plume : la pluspart de nos monnoyes ie ne les connoy pas : ny ne sçay la difference de l’vn grain à l’autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n’est par trop apparente : ny à peine celle d’entre les choux et les laictues de mon iardin. Ie n’entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l’agriculture, et que les enfans sçauent : moins aux arts mechaniques, en la trafique, et en la cognoissance des marchandises, diuersité et nature des fruicts, de vins, de viandes : ny à dresser vn oiseau, ny à medeciner vn cheual, ou vn chien. Et puis qu’il me faut faire la honte toute entiere, il n’y a pas vn mois qu’on me surprint ignorant dequoy le leuain seruoit à faire du pain ; et que c’estoit que faire cuuer du vin. On coniec. tura anciennement à Athenes, vne aptitude à la mathematique, en celuy à qui on voyoit ingenieusement agencer et fagotter vne charge de brossailles. Vrayement on tireroit de moy vne bien contraire conclusion : car qu’on me donne tout l’apprest d’vne cuisine, me voila à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut ima-