Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/504

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memoire, ie le sens en plusieurs autres parties. Ie fuis le commandement, l’obligation, et la contrainte. Ce que ie fais aysément et naturellement, si ie m’ordonne de le faire, par vne expresse et prescrite ordonnance, ie ne sçay plus le faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et iurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand ie les destine et attache à certain poinct et heure de seruice necessaire. Cette preordonnance contraincte et tyrannique les rebute : ils se croupissent d’effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois estant en lieu, où c’est discourtoisie barbaresque, de ne respondre à ceux qui vous conuient à boire : quoy qu’on m’y traitast auec toute liberté, i’essaiay de faire le bon compaignon, en faueur des Dames qui estoyent de la partie, selon l’vsage du pays. Mais il y eut du plaisir car cette menasse et preparation, d’auoir à m’efforcer outre ma coustume, et mon naturel, m’estoupa de maniere le gosier, que ie ne sçeuz aualler vne seule goute : et fus priué de boire, pour le besoing mesme de mon repas. Ie me trouuay saoul et desalteré, par tant de breuuage que mon imagination auoit preoccupé. Cet effaict est plus apparent en ceux qui ont l’imagination plus vehemente et puissante : mais il est pourtant naturel : et n’est aucun qui ne s’en ressente aucunement. On offroit à vn excellent archer condamné à la mort, de luy sauuer la vie, s’il vouloit faire voir quelque notable preuue de son art : il refusa de s’en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté, luy fist fouruoyer la main, et qu’au lieu de sauuer sa vie, il perdist encore la reputation qu’il auoit acquise au tirer de l’arc. Vn homme qui pense ailleurs, ne faudra point, à vn pousse pres, de refaire tousiours vn mesme nombre et mesure de pas, au lieu où il se promene : mais s’il y est auec attention de les mesurer et compter, il trouuera que ce qu’il faisoit par nature et par hazard, il ne le fera pas si exactement par dessein.Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village, est assise à vn coin de ma maison : s’il me tombe en fantasie chose que i’y vueille aller chercher ou escrire, de peur qu’elle ne m’eschappe en trauersant seulement ma cour, il faut que ie la donne en garde à quelqu’autre. Si ie m’enhardis en parlant, à me destourner tant soit peu, de mon fil, ie ne faux iamais de le perdre : qui fait que ie me tiens en mes discours, con-