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litaire, soutenir des combats honorables soit individuellement, soit en commun ; ils se battent, défendent les villes dans nos guerres actuelles, si bien qu’un prince, au milieu de cette foule, ne saurait se faire remarquer. Qu’il s’illustre par son humanité, son amour pour la vérité, sa loyauté, sa modération et surtout sa justice ; ce sont là des qualités qui aujourd’hui sont rares, inconnues, exilées ; c’est là ce que demandent uniquement les peuples dont il a à gérer les affaires, et nulles qualités plus que celles-ci ne peuvent lui gagner leur affection, parce que ce sont celles dont ils ont à retirer le plus d’avantages : « Rien n’est si populaire que la bonté (Cicéron). »

Par cette comparaison de mes qualités et de mes mœurs avec celles de mon temps, je me fusse trouvé une personnalité grande et rare, tandis que je me fais l’effet d’être un pygmée et ne sors pas de la généralité, quand je me compare aux hommes de quelques-uns des siècles passés, où l’on voyait couramment, indépendamment des autres qualités très sérieuses qu’ils avaient, des gens modérés dans leur vengeance, indulgents pour les offenses qui leur étaient faites, religieux observateurs de leur parole, n’admettant ni la duplicité, ni une morale trop facile, et ne transigeant pas avec leur foi suivant la volonté d’autrui et les occasions ; quant à moi, je laisserais plutôt les affaires publiques s’effondrer, que d’assujettir la mienne à leur service.

On n’y connaît pas la franchise, la loyauté, et Montaigne abhorre la dissimulation. — Pour ce qui est de cette vertu nouvelle composée d’artifice et de dissimulation qui, à cette heure, est si fort en crédit, je la hais au plus haut point ; de tous les vices, je n’en connais aucun qui témoigne de tant de lâcheté et d’un cœur aussi bas. C’est d’un caractère lâche et servile d’aller déguisé et caché sous un masque, n’osant se montrer tel que l’on est, cela dispose les gens à la perfidie ; dressés à n’exprimer que des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, ils ne se font pas un cas de conscience de mettre leurs actes en contradiction avec leurs paroles. Un cœur généreux ne doit pas parler contre sa pensée, il veut qu’on puisse lire en dedans de lui-même ; tout y est bon, ou au moins tout y est humain. Aristote qualifie de magnanimité le fait de haïr et d’aimer ouvertement ; de juger, de parler en toute franchise ; de ne pas faire cas de l’approbation ou de la désapprobation d’autrui au détriment de la vérité. Apollonius disait que « mentir est le propre des esclaves, dire la vérité celui des hommes libres » ; la vérité est la première condition, la condition fondamentale de la vertu, il faut l’aimer pour elle-même. Celui qui reste dans la vérité parce qu’il s’y trouve obligé, que cela lui est utile, et qui ne craint pas de faire un mensonge quand cela n’importe à personne, n’est pas suffisamment attaché à la vérité. Mon âme, par nature, fuit le mensonge ; la pensée même lui en est odieuse ; j’ai honte en moi-même et éprouve un remords cuisant si parfois il m’en échappe, comme cela m’arrive quand je suis surpris et pressé de répondre à l’improviste. Il ne faut pas toujours dire tout, ce serait sottise ; mais