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tache à ce que je vois, à ce que je tiens, et ne m’éloigne guère du port : « Une de mes rames bat les flots, l’autre les sables du rivage (Properce). » Et puis, on réussit peu à arriver à de hautes situations, sans commencer à aventurer ce que l’on possède ; et je suis d’avis que si ce que l’on a suffit à vous maintenir en la condition dans laquelle on est né et où on a été élevé, c’est folie de lâcher ce que l’on tient, dans l’espoir incertain de l’augmenter. Celui auquel la fortune a refusé où élire domicile et mener une existence tranquille et reposée, est pardonnable d’aventurer ce qu’il a ; en tous cas, la nécessité le porte à chercher fortune : « Dans le malheur, il faut être téméraire (Sénèque) » ; et j’excuse davantage un cadet de famille qui hasarde ce dont il a hérité, que celui auquel est échu de soutenir l’honneur de la maison et qui ne peut tomber dans le besoin que par sa faute. J’ai heureusement trouvé, grâce aux conseils de mes bons amis du temps passé, le moyen le plus court et le plus facile de me défaire des désirs de cette nature et de demeurer coi : « Quelle condition plus douce que de jouir de la victoire, sans avoir combattu (Horace) ? » me rendant du reste parfaitement compte que mes forces ne sont pas de celles qui permettent de grandes choses et me souvenant de ce mot de feu le chancelier Olivier : « Les Français ressemblent à des guenons qui vont grimpant de branche en branche jusqu’au haut des arbres, ne s’arrêtent que lorsqu’elles ont atteint la plus haute et, une fois arrivées là, montrent leur derrière : « Il est honteux de se charger la tête d’un poids qu’on ne saurait porter, pour plier bientôt après et se dérober au fardeau (Properce). »

Par sa dépravation, le siècle où il est né ne convenait nullement à son humeur. — Les qualités mêmes qui sont en moi et dont je puis me flatter, sont sans utilité en ce siècle-ci ; ma simplicité de mœurs eût été taxée de lâcheté et de faiblesse ; ma foi et mes croyances, de scrupules et de superstition ; ma franchise et ma liberté d’allure, trouvées importunes, inconsidérées et téméraires. À quelque chose malheur est bon ; il est avantageux de naître dans un siècle de dépravation parce que, par comparaison avec d’autres, vous passez pour vertueux à bon marché ; celui qui de nos jours n’est que parricide et sacrilège, est un homme de bien des plus honorables : « Aujourd’hui, si ton ami ne nie pas le dépôt que tu lui as confié, s’il te rend ton vieux sac avec ta vieille monnaie intacte, c’est un prodige de bonne foi qu’il faut incrire dans les livres toscans et reconnaître par le sacrifice d’une brebis (Juvenal). » Jamais temps et lieu n’ont été, où les princes se soient trouvés dans des circonstances plus propices pour, en pratiquant la bonté et la justice, en acquérir une récompense plus assurée et plus grande. Le premier d’entre eux qui s’avisera de rechercher la faveur et la puissance en suivant cette voie, ou je me trompe fort, ou il parviendra aisément à supplanter ses rivaux ; la force et la violence peuvent beaucoup, mais ne peuvent pas toujours tout. Nous voyons les marchands, les magistrats de nos villages, les artisans aller de pair avec la noblesse sous le rapport de la vaillance et de la science mi-