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qu’une fois sa détermination prise, la résolution ne lui fasse pas défaut. — Délibérer, voire même sur les objets les moins importants, m’est désagréable ; et mon esprit souffre davantage, lorsqu’il est aux prises avec l’agitation et les secousses diverses qu’il éprouve quand il est hésitant et se consulte, qu’à se résigner et accepter un parti quel qu’il soit, quand le sort en est jeté. Les passions ont peu troublé mon sommeil, qu’agite la moindre détermination à prendre. Je fais, en pareil cas, comme sur les chemins, où, pour plus de sûreté, j’évite volontiers les côtés inclinés et glissants, pour suivre les pistes battues, si boueuses et effondrées qu’elles soient, mais d’où l’on ne peut rouler plus bas et qui sont plus sûres ; de même je préfère un malheur irrémédiable dont, du premier coup, je ressens la souffrance, et après lequel je n’ai plus à me tracasser et à travailler pour essayer, sans être certain d’y arriver, de le prévenir ou de l’atténuer : « Les maux incertains sont ceux qui me tourmentent le plus (Sénèque). »

Viennent les événements, je me conduis en homme, après m’être conduit comme un enfant dans les circonstances qui les ont amenés ; l’appréhension de la chute me fait plus d’effet que le coup qui la détermine. Le jeu n’en vaut vraiment pas la chandelle ; l’avare se trouve plus mal du fait de sa passion, que le pauvre ; le jaloux, que celui qui est trompé ; et souvent il y a moins de dommage à perdre sa vigne, qu’à plaider pour la conserver. La conduite la moins relevée est celle qui offre le plus de sécurité, c’est celle dans laquelle il est le plus facile de persévérer ; vous n’y avez besoin de personne autre que vous, elle naît et se défend d’elle-même. — L’exemple suivant d’un gentilhomme que plusieurs ont connu, ne présente-t-il pas un certain caractère de philosophie ? C’était un grand parleur, très moqueur, qui, dans sa jeunesse, avait été un grand viveur et avait fini par se marier à un âge avancé. Se souvenant combien les maris trompés lui avaient donné sujet d’exercer sa verve et ses moqueries, il épousa, pour se préserver de semblables railleries, une femme qu’il prit là où chacun en trouve pour son argent et fit avec elle ses conventions matrimoniales : « Bonjour, putain » ; « Bonjour, cocu », étaient les salutations qu’ils échangeaient ; et cet arrangement de sa part était le sujet dont il entretenait le plus souvent et ouvertement ceux qui venaient chez lui ; de la sorte, il prévenait les propos moqueurs qui eussent été tenus en cachette de lui, et en arrivait à être insensible à toute allusion de ce genre.

L’incertitude du succès l’a dégoûté de l’ambition, qu’il n’admet que chez ceux dans l’obligation de chercher fortune. — Pour ce qui est de l’ambition, proche voisine de la présomption, ou plutôt sa fille, il eut fallu pour faire, que j’arrive à une haute position, que la fortune vint me prendre par la main ; car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, de me soumettre à toutes les obligations qui s’imposent à ceux qui, au début de leur carrière, cherchent à se mettre en relief, je n’aurais su le faire : « Je n’achète pas à ce prix l’espérance (Térence) » ; je m’at-