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toutesfois vn reglement d’ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par vsage, nous voyons se trouuer plus facilement encores en la disette qu’en l’abondance. D’autant, à l’aduanture, que selon le cours de noz autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur vsage, que par leur besoin et la vertu de la moderation, plus rare, que celle de la patience. Et n’ay eu besoin que de iouyr doucement des biens que Dicu par sa liberalité m’auoit mis entre mains. Ie n’ay gousté aucune sorte de trauail ennuieux. Ie n’ay eu guere en maniement que mes affaires : ou, si i’en ay eu, ç’a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon commis par gents, qui s’en fioyent à moy, et qui ne me pressoyent pas, et me cognoissoyent. Car encore tirent les experts, quelque seruice d’vn cheual restif et poussif. Mon enfance mesme a esté conduicte d’vne façon molle et libre, et lors mesme exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m’a donné vne complexion delicate et incapable de sollicitude ; iusques là, que i’ayme qu’on me cache mes pertes, et les desordres qui me touchent. Au chapitre de mes mises, ie loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir :

Hæc nempe supersunt,
Quæ dominum fallunt, quæ prosint furibus.

I’ayme à ne sçauoir pas le compte de ce que i’ay, pour sentir moins exactement ma perte. Ie prie ceux qui viuent auec moy, où l’affection leur manque, et les bons effects, de me pipper et payer de bonnes apparences. A faute d’auoir assez de fermeté, pour souffrir l’importunité des accidens contraires, ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouuoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, ie nourris autant que ie puis en moy cett’opinion m’abandonnant du tout à la Fortune, de prendre toutes choses au pis ; et ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C’est à cela seul, que ie trauaille, et le but auquel i’achemine tous mes discours. A vn danger, ie ne songe pas tant comment i’en eschapperay, que combien peu il importe que i’en eschappe. Quand i’y demeurerois, que seroit ce ? Ne pouuant regler les euenements, ie me regle moy-mesme et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moy. Ie n’ay guere d’art pour sçauoir gauchir la Fortune, et luy eschapper, ou la forcer ; et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. I’ay encore moins de tolerance, pour supporter le soing aspre et penible qu’il faut à cela. Et la plus penible assiette pour moy, c’est estre suspens és choses qui pressent, et agité entre la crainte et l’esperance.Le