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j’étais encore de force au-dessous de la moyenne. En musique, aussi bien vocale qu’instrumentale, j’ai été très inepte, on n’est jamais parvenu à rien m’apprendre. À la danse, au jeu de paume, à la lutte, je me montrais plutôt faible, d’une habileté des plus ordinaires ; j’étais absolument nul en natation, en escrime, en voltige et au saut. Je suis si maladroit de mes mains, que je n’arrive seulement pas à écrire de manière à pouvoir me relire ; si bien que je préfère refaire mes barbouillages que de me donner la peine de les déchiffrer. Je ne lis pas beaucoup mieux que je n’écris et je sens que je fatigue ceux qui m’écoutent ; sauf cela, je suis bon clerc. Incapable de plier adroitement une lettre, je n’ai non plus jamais pu tailler une plume. Je ne sais pas découper à table d’une façon convenable, pas plus que harnacher un cheval, porter un oiseau de chasse sur le poing et le lancer sur sa proie, et pas davantage me faire comprendre des chiens, des oiseaux et des chevaux. — Mes qualités corporelles sont, en somme, en parfaite concordance avec celles de mon âme ; il n’y a chez moi aucune vivacité, mais seulement une vigueur générale bien caractérisée. Je résiste facilement à la peine, mais ne l’endure que si c’est moi qui me la suis imposée et si c’est pour ma propre satisfaction : « Le plaisir que me cause le travail, m’en fait oublier la fatigue (Horace) » ; sans cela, si je n’y trouve quelque plaisir, si j’y suis amené autrement que par un effet de pure et libre volonté de ma part, je ne vaux plus rien ; car j’en suis là, que, sauf pour la santé et la vie, il n’est rien pour quoi je veuille me ronger les ongles ou que je veuille acheter au prix d’un effort d’esprit ou d’une contrainte : « À ce prix-là, je ne voudrais pas tout le sable du Tage, avec l’or qu’il roule vers l’Océan (Juvénal). » Extrêmement désœuvré, absolument libre par nature et par la vie que je me suis faite, je prêterais aussi volontiers mon sang que mes efforts. J’ai une âme éprise de liberté et d’indépendance, habituée à se conduire comme il lui plaît. N’ayant eu jusqu’à présent ni chef, ni maître qui m’aient été imposés, j’ai été de l’avant autant qu’il m’a plu et à l’allure qui me convenait ; cela m’a gâté, m’a rendu inutile pour le service d’autrui et a fait que je ne suis bon qu’à moi-même.

Son état de fortune, à sa naissance, assurait son indépendance ; il s’en est tenu là. — Mais en ce qui me touche, je n’ai pas été dans l’obligation de combattre ce naturel épais, paresseux et fainéant, car dès ma naissance, je me suis trouvé dans une situation de fortune telle que j’ai pu en demeurer là (situation dont pourtant mille autres de ma connaissance auraient tiré parti pour arriver aux honneurs, s’agiter et se créer de l’inquiétude), [1] ce qui, joint à ma disposition d’esprit, m’a permis de ne rien rechercher et fait aussi que je n’ai rien acquis : « L’Aquilon il est vrai n’enfle pas mes voiles, mais l’Auster ne trouble pas ma course paisible ; en force, en talent, en beauté, en vertu, en naissance, en biens, je suis et des derniers de la première classe et des premiers de la dernière (Horace) » ; je n’ai eu besoin que de savoir me contenter de ce que j’avais. — -

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