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dédaigné de se distinguer par la beauté physique : « Il était le plus beau d’entre les fils des hommes (Psalmiste) » ; et Platon, avec la modération et la force d’âme, désire la beauté chez ceux qu’il place à la tête de sa république. — C’est un grand froissement d’amour-propre de voir qu’on s’adresse à vous, qui êtes au milieu de vos gens, pour vous demander : « Où est Monsieur ? » et que vous n’avez que le reste du salut qu’on fait à votre barbier ou à votre secrétaire, mésaventure qu’a éprouvée ce pauvre Philopomen. Il avait devancé son monde au logis où on l’attendait ; son hôtesse qui ne le connaissait pas, le voyant avec son assez mauvaise mine, le chargea d’aller un peu aider les servantes à puiser de l’eau ou attiser le feu pour le service de Philopoemen. À leur arrivée, les gentilshommes de sa suite, le trouvant livré à cette belle occupation, car il n’avait pas manqué d’obtempérer à l’invitation qui lui avait été faite, lui demandèrent ce qu’il faisait ainsi : « Je supporte, leur dit-il, la peine de ma laideur. » — Les autres genres de beauté s’appliquent à la ferme ; celle de la taille est l’unique beauté de l’homme. Chez celui qui est petit, ni un front large et bombé, ni la blancheur et la douceur des yeux, ni un nez de forme moyenne, ni une oreille et une bouche petites, ni des dents blanches et bien disposées, ni une barbe brune couleur d’écorce de chataigne, abondante et bien également fournie, ni une chevelure relevée, ni une tête en rapport avec la taille, ni la fraicheur du teint, ni des traits agréables, ni un corps n’exhalant aucune odeur, pas plus que des membres bien proportionnés, ne peuvent faire un bel homme.

J’ai en outre la taille forte et trapue, le visage plein sans être bouffi ; mon humeur est intermédiaire entre joviale et mélancolique ; j’ai le tempérament chaud et sanguin, mais sans excès, « ce qui fait que j’ai les jambes et la poitrine velues (Martial) » ; je suis dispos, ma santé est robuste, et rarement, jusque bien avant en âge, la maladie ne l’a troublée. Du moins c’est ainsi que j’ai été ; car, à cette heure, où j’approche de la vieillesse, ayant, depuis longtemps déjà, dépassé quarante ans, il n’en est plus de même : « Peu à peu les forces se perdent, la vigueur s’épuise et la décrépitude va toujours croissant (Lucrèce). » Ce que je serai désormais ne sera plus que la moitié de moi-même, ce ne sera plus moi ; tous les jours, je me désagrège, je me dérobe quelque peu à moi-même : « Les ans, dans leur cours, nous enlèvent sans cesse quelque portion de nous-mêmes (Horace). »

Maladroit aux exercices du corps, il était cependant vigoureux et résistant quand les fatigues auxquelles il se livrait provenaient de sa seule volonté. — Physiquement je n’avais ni adresse, ni dispositions particulières, bien que fils d’un père[1] très allègre et d’une souplesse qu’il conserva jusque dans son extrême vieillesse. Il ne rencontra guère d’homme l’égalant dans n’importe quel exercice du corps, comme je n’en ai pas trouvé beaucoup qui ne me dépassaient, sauf à la course où cependant

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