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bandonne simplement à ma nature, ce qui fait que j’ai peut-être plutôt avantage à parler qu’à écrire. Le mouvement et l’action donnent de la vie aux paroles, particulièrement chez ceux qui, ainsi que cela existe chez moi, ont le geste brusque et s’échauffent ; l’attitude, la physionomie, le son de voix, la robe, les circonstances, peuvent donner du prix aux choses qui, comme la loquacité, n’en ont guère par elles-mêmes. Messala, dans Tacite, se plaint de quelques vêtements trop étroits que l’on portait en son temps, et aussi de la disposition des tribunes où les orateurs prenaient la parole, qui nuisaient aux effets de leur éloquence.

Mon français est altéré dans sa prononciation et sur d’autres points, par la barbarie de la contrée que j’habite ; je n’ai jamais vu personne de cette région au sud de la Loire, dont le parler ne dénonçât nettement l’origine et ne blessât des oreilles purement françaises. Ce n’est pourtant pas que je sois de première force dans mon patois périgourdin, car je n’en use pas plus que de l’allemand et ne m’en soucie guère. C’est du reste un langage (comme ils sont tous autour de moi, d’un bout à l’autre de la région : Poitevin, Saintongeois, [1] Angoumoisin, Limousin, Auvergnat), qui est languissant, trainant, sans vigueur. Au-dessus de nous, du côté des montagnes, il y a pourtant un parler gascon que je trouve particulièrement beau, sec, bref, ayant de l’expression : langage véritablement mâle et martial plus que tout autre que je vois employer, aussi nerveux, puissant et précis que le français est gracieux, délicat et riche. — Quant au latin, qui m’a été donné comme langue maternelle, j’ai, faute d’avoir continué à le pratiquer, perdu la facilité que j’avais à le parler couramment et même à l’écrire, et qui faisait qu’autrefois on m’appelait « Maitre Jean » ; c’est dire combien peu je vaux sous ce rapport.

De quel prix est la beauté corporelle ; c’est elle qui, la première, a créé de la différence entre les hommes. — La beauté est un facteur de très haute importance dans les rapports des uns avec les autres ; c’est le moyen de rapprochement qui a le plus d’effet, et il n’est homme, si barbare et si maussade, qui ne se sente en quelque sorte influencé par ce qu’elle a de doux. Le corps est une grande part de nous-mêmes, il y occupe un rang de premier ordre ; aussi sa structure et son agencement méritent-ils à juste titre d’être pris en considération. Ceux-là ont tort qui veulent le considérer séparément de l’âme et isoler l’une de l’autre ces deux parties principales de notre être ; il faut au contraire les accoupler à nouveau si elles sont disjointes et resserrer le nœud qui les unit ; il faut exiger de l’âme qu’elle ne tire pas de son côté, vivant à part, méprisant et délaissant le corps (ce qu’elle ne saurait faire que par suite d’une mauvaise inspiration), mais qu’elle se rapproche de lui, l’embrasse, le chérisse, lui prête assistance, le contrôle, le conseille, le redresse, le ramène, quand il se fourvoie ; en somme l’épouse, lui tenant lieu de mari, de telle sorte qu’il n’y ait pas divergence apparente dans leurs actes et que, loin de se con-

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