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Opinion que Montaigne a de ses ouvrages ; il a grand’peine à rendre même ses idées et ne s’entend nullement à faire valoir les sujets qu’il traite. — Quand je trouve dans ce qui vient de moi quelque chose d’excusable, ce n’est pas par la valeur que cela peut avoir ; ce n’est, à dire vrai, qu’en le comparant à d’autres œuvres qui valent encore moins et que je vois appréciées. — Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent être heureux et satisfaits de ce qu’ils font, car c’est là un moyen facile de se donner du plaisir puisqu’on le tire de soi, surtout quand on apporte de la persistance dans son obstination. Je connais un poète auquel, délicatement ou brutalement, en particulier ou en public, le ciel comme la terre crient qu’il n’y entend pas grand’chose ; il ne renonce pour cela à quoi que ce soit de ce qu’il a dans l’idée, toujours il recommence, va consultant sans cesse, et toujours il persiste, tenant d’autant plus à son avis,[1] y étant d’autant plus attaché, qu’il est seul à penser qu’il y voit juste.

Il s’en faut tant que mes ouvrages me satisfassent, qu’autant de fois je les retouche, aussi souvent j’en éprouve du dépit : « Quand je les relis, j’ai honte de les avoir écrits, parce que j’y vois beaucoup de choses qui, même aux yeux indulgents de leur auteur, sont indignes d’être conservées (Ovide). » J’ai toujours une idée dans l’esprit, [2] mais elle ne m’apparaît pas avec netteté ; sans cesse j’entrevois[3] comme dans un songe une forme meilleure que celle que je lui ai donnée ; mais cette forme, je ne puis la saisir, ni la mettre en œuvre ; et quant à l’idée elle-même, elle n’est jamais de premier ordre[4]. Cela me porte à conclure que les productions de ces esprits si riches, si grands des temps jadis, dépassent de beaucoup la limite extrême de mon imagination et de ce que je souhaite atteindre ; leurs écrits ne font pas que me satisfaire et me captiver, ils m’étonnent, me transportent d’admiration : j’apprécie leur beauté, elle m’apparaît, non peut-être dans sa plénitude, du moins autant qu’il m’est possible de la saisir. — Pour tout travail que j’entreprends, j’invoque les Grâces, afin, comme dit Plutarque de quelqu’un, de me concilier leur faveur, « car tout ce qui plaît, tout ce qui charme les sens des mortels, c’est aux Grâces que nous en sommes redevables » ; mais, en tout, elles m’abandonnent. Tout en moi est grossier[5] ; la gentillesse, la beauté me font défaut ; je ne sais faire valoir les choses au delà de ce qu’elles valent ; ma façon de les présenter ne vient pas en aide à la matière, aussi me la faut-il consistante, intéressante et ayant de l’éclat par elle-même. — Quand je traite des sujets à la portée de tous et gais par eux-mêmes, c’est [6] par goût, n’aimant pas cette sagesse de convention, empreinte de tristesse, qui a les préférences du monde ; c’est dans le but de m’égayer, bien plus que parce qu’ils rentrent dans la nature de mon style qui se prête plutôt aux sujets graves et sévères, si toutefois je puis appeler style un langage informe qui n’est soumis à aucune règle, vrai jargon populaire, uni à une rédaction sans nom, mal répartie, qui ne conclut pas, manque de clarté, à la manière d’Amafinius et de Rabi-

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